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à son métier de missionnaire, et de venir prendre quelque repos au foyer paternel, foyer qu’il n’a pas laissé désert au reste, car, à l’exception d’une de ses sœurs mariée et de deux autres frères, missionnaires également, tous les autres enfans de son père, soit à bien compter trente et un, sont demeurés auprès de lui.

Peu à peu ma nouvelle connaissance revient à la conversation du matin et s’exalte un peu en parlant : « Vous avez vu comme cette dame m’a répondu, me dit-il, et cependant je lui avais parlé très poliment. Voilà comme on nous traite, nous autres mormons, en Amérique. On croit faire œuvre pie en nous injuriant. On nous calomnie sans nous connaître ; et cependant nous ne demandons qu’à être connus, car il n’y a rien à cacher dans nos vies. Aussi suis-je content d’avoir obtenu du chapelain avec lequel je discutais tout à l’heure et qui est correspondant de l’Evening Star de Washington, qu’il s’arrêterait une journée à Salt-Lake City et qu’il rendrait compte impartialement dans son journal de tout ce qu’il aurait vu. »

L’idée me vient aussitôt que je pourrais peut-être mettre à profit l’honneur d’une collaboration trop fréquente à la Revue des Deux Mondes pour partager avec le chapelain-journaliste cette occasion inespérée. Je dis à mon nouvel ami que, sans être correspondant d’un journal, je ne suis pas moi-même sans quelques relations littéraires en France, et que je serais disposé à rendre compte, avec une impartialité au moins égale à celle du chapelain, de tout ce que j’aurais vu, s’il m’était permis de m’associer à lui. Il saute avec joie sur cette idée. « Vous descendrez tous les deux chez mon père, s’écrie-t-il. Il demeure à Ogden, où nous arriverons ce soir. Vous coucherez chez lui et demain je vous mènerai à Salt-Lake-City, où je vous procurerai la connaissance de quelques personnes. Nous reviendrons le soir à Ogden et vous pourrez prendre le train du Central-Pacific pour San-Francisco. » J’hésite un peu d’abord à accepter cette invitation, trouvant qu’il y aurait de ma part quelque indiscrétion à me mêler aux joies de cette réunion de famille. Puis je me ravise. « Après tout, me dis-je, ce père de trente-cinq enfans ne saurait avoir pour chacun d’eux ; une tendresse bien vive, et la rentrée de l’un d’eux au bercail, même après une absence de trois années, ne produira vraisemblablement pas grand émoi. Je finis par accepter cette offre, ne voulant pas perdre cette occasion unique de coucher sous le toit d’un mormon, et je vais m’entendre avec le chapelain, dont je trouve la curiosité tout aussi éveillée que la mienne. Peu à peu le bruit se répand dans le wagon qu’un correspondant de l’Evening Star et un French count vont s’arrêter à Ogden pour coucher chez un mormon, et nous devenons l’objet d’une certaine curiosité, d’autant plus, nous dit-on, que ce qui nous a été offert est fort rare et que les mormons, généralement très jaloux,