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démodées que je ne rougis pas plus de celui-là que d’un autre. J’irai jusqu’à convenir que j’aime Atala et que je trouve un charme infini à la chanson que, dans leur fuite à travers la forêt, elle chante à Chactas : « Si le geai bleu du Meschacebé disait à la non pareille des Florides : Pourquoi vous plaignez-vous si tristement ? N’avez-vous pas ici de belles eaux et de beaux ombrages et toutes sortes de pâture comme dans vos forêts ? — Oui, répondrait la nonpareille fugitive, mais mon nid est dans le jasmin, qui me l’apportera ? et le soleil de ma savane, l’avez-vous ? »

C’est en souvenir d’Atala que je tenais à voir le Meschacebé. Aussi, le soir même de mon arrivée, j’essaie de gagner le bord du fleuve. Le Mississipi, par une belle nuit, pensais-je, cela doit être superbe. Aucun moyen d’y arriver. Il n’y a pas de quai à Saint-Louis ; je me perds dans des ruelles, j’enfonce dans des fondrières, et je suis obligé de regagner mon hôtel fort désappointé. Le lendemain matin, de bonne heure, je me fais indiquer le chemin de l’unique et gigantesque pont qui met en communication les deux rives. Les abords en sont malpropres ; à l’entrée, un immense parapet barre la vue à droite et à gauche, et ce n’est que vers le milieu qu’on commence à avoir la vue du fleuve. Hélas ! le geai bleu du Meschacebé, où est-il ? et qu’il a bien fait de s’envoler ! Je ne vois couler sous mes pieds que des eaux jaunes et sales entre deux rives boueuses bordées de fabriques. Un épais nuage de fumée s’appesantit sur le fleuve et rapproche l’horizon. La Tamise, aux environs de Greenwich, par un jour de brouillard, voilà ce que j’ai sous les yeux. Impossible d’imaginer une déception plus complète. Involontairement, je m’en prends à Chateaubriand et je commence à croire ce que disent ses ennemis, qu’il n’a jamais vu le Mississipi, Par acquit de conscience, je traverse le pont ; l’autre rive est encore plus boueuse et plus sale. Je reviens furieux à l’hôtel, non sans avoir remarqué cependant que la traversée du pont m’a pris dix-sept minutes montre en main, mais ne sachant que faire du reste de ma journée. Fort heureusement une inspiration me vient ; c’est que le Mississipi gagnerait peut-être à être vu en dehors de la ville, car, de bonne foi, il n’est pas juste de lui reprocher les nombreuses fabriques qui ont été élevées sur ses bords. Je prends au hasard un des nombreux cars qui courent dans les rues parallèles au fleuve, et ce car me conduit, en effet, en dehors de la ville. J’essaie alors à travers champs de gagner le fleuve lui-même. Je m’embourbe dans des marais ; je suis arrêté par des barrières de joncs et de roseaux que je ne puis franchir, et je suis obligé de revenir sur mes pas. Cette poursuite à la recherche du Mississipi prend quelque chose de comique, et je finis par rire de