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monument, je me rappelle avoir vu un homme du peuple mettre le doigt sur le portrait du cardinal Pecci et s’écrier : « Eccolo il papa[1] ! » D’ordinaire rien de plus imprévu que le choix des conclaves : « Qui y entre pape en soit cardinal. » Cette fois, on aurait pu dire en renversant l’antique adage : Vox Dei vox populi. Bien que cette rapide élection ait été assurée par les cardinaux étrangers, le pape eût, selon l’ancienne coutume, été nommé par le clergé et le peuple de Rome, que le successeur de Pie IX eût sans doute encore été le cardinal camerlingue. Rarement élection fut aussi bien accueillie. En dehors de quelques zelanti, qui rêvaient une sorte de Jules II de l’ultramontanisme, on se félicitait presque unanimement de voir l’anneau du pêcheur au doigt d’un pontife qu’un ancien ministre de Victor-Emmanuel avait salué d’avance comme l’un des esprits les plus élevés du sacré collège, « comme un caractère des mieux équilibrés et des plus vigoureux, » comme un homme enfin ayant réalisé l’idéal du cardinal tel que le traçait saint Bernard[2].

Les applaudissemens donnés au choix du conclave me frappaient d’autant plus que personne, parmi les adversaires ni parmi les admirateurs de Pie IX, ne savait quelle conduite tiendrait le nouveau pape. Les rumeurs les plus différentes couraient à ce sujet. Parmi les libéraux italiens, beaucoup inclinaient à voir en Léon XIII le pontife de leurs rêves, le pape de la conciliation. Dans le camp opposé, tout le monde, à cet égard, n’était pas rassuré. Plus d’un prélat craignait qu’après quelques semaines de réserve Léon XIII ne rompît avec les vues ou les traditions de Pie IX. On redoutait par-dessus tout de le voir renoncer au rôle de prisonnier volontaire. On le savait actif, aimant l’exercice et la marche, habitué aux longues courses de montagne ; on se demandait s’il aurait longtemps la patience de rester confiné dans l’enceinte du palais et de l’étroit jardin qui forment les derniers états du saint-siège. Le bruit circulait à Rome qu’un des premiers actes de Léon XIII, encore camerlingue, avait été de faire repeindre les voitures du Vatican, oubliées depuis 1870. Aux yeux des partisans de la réclusion pontificale, c’était mauvais signe, cela faisait appréhender l’abandon de là tradition du pape captif, inaugurée par Pie IX depuis la chute de la royauté pontificale.

L’avenir allait bien vite montrer ce qu’il y avait d’erreur dans ces espérances des uns et dans ces alarmes des autres. Les esprits les plus clairvoyans ne s’y étaient pas trompés. Longtemps avant l’ouverture du conclave de 1878, le premier écrivain politique de

  1. Le même jour, une feuille illustrée représentait le cardinal Pecci avec la tiare accompagné de cette légende : « Voici le nouveau pape ; s’il ne vous plaît pas, il est encore temps de le changer. »
  2. R. Bonghi, Pio IX e il Papa futuro, 1874, p. 155.