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qui allaient vivre et parler. Toutes les perspectives s’ouvraient ; mais, entre l’état social de l’avenir qu’elles promettaient et celui du passé que chacun sentait condamné, malgré quelques vieux décors restés debout, il y avait un vide redoutable ; c’était l’inquiétant passage des limbes entre doux vies, les trois journées mystérieuses de Lazare dans le caveau de Béthanie. Alors commença une période d’attente, d’efforts et de contradictions que je ne me permettrais pas d’appeler le chaos, si je ne lui avais entendu donner ce nom par tous les Russes qui l’ont bien comprise. Le génie national, très confus jusqu’à Pierre le Grand, systématiquement ignoré depuis ce souverain, se cherchait lui-même avec angoisse, se trahissait par de vagues indices, des traits épars, qui rendent bien difficile encore la tâche de celui qui voudrait le définir.

Ces réflexions pouvaient seules expliquer l’évolution des arts, comme celle de la littérature et de tout l’organisme social. Ainsi que tous leurs compatriotes, les artistes subirent l’impulsion nouvelle ; tirés de l’ornière par ce grand courant et portés en pleine mer, ils se mirent, qu’ils me passent la comparaison, à nager comme déjeunes chats jetés à l’eau, furieusement, au hasard et sans direction. Des vocations décidées s’éveillèrent, on travailla en dehors de l’académie, le succès vint sourire à une carrière jusque-là si ingrate ; la mode était aux choses russes, au « retour à la maison, » suivant une expression fameuse à Moscou. La société riche s’engoua de ses peintres, acheta leurs œuvres ; des noms firent du bruit dans un public qui s’élargit chaque jour par l’ascension de nouvelles classes. À la faveur de cette action réciproque des artistes sur la société et de la société sur les artistes, une école nombreuse apparut. On devine que le caractère général de cette école fut le désarroi des idées, la recherche d’une forme, d’une voie nationale. Chacun partit en conquête, au gré de sa fantaisie : nous passerons tout à l’heure en revue les divers groupes, voyons maintenant quels sont les traits communs à ces fantaisies. D’abord, et comme on pouvait s’y attendre, la confiance, l’ambition, le robuste appétit de l’extrême jeunesse. C’est affaire aux vieilles races, blasées et refroidies, de priser très haut la discipline, le goût, c’est-à-dire l’art de choisir dans ce que la nature nous offre et de composer avec des élémens choisis. Ne demandez pas ce choix à cette jeunesse ivre de vie, qu’on vient de lâcher sur le spectacle merveilleux du monde après une longue contrainte dans les classes académiques. Elle ouvre les yeux tout grands, elle admire tout, et, dans le premier feu, elle veut tout reproduire ; comment choisir d’ailleurs dans l’illimité, dans cette énorme Russie aux paysages sans bornes, aux foules sans fond ? Le peintre plante son chevalet au hasard ; il y place volontiers une toile de 2 mètres, et, quel que soit son genre,