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paysage, marine, histoire, il découpe droit devant lui une vaste tranche, — ce mot familier fera comprendre mon idée aux artistes, — une tranche de forêt, de mer ou de foule, avec tous les arbres, toutes les vagues, tous les hommes, tout ce qui peut entrer dans le champ de la vision. De même, un roman russe a communément quatre volumes ; il ne fait pas grâce d’un détail et promène le lecteur autour du monde moral tout entier. J’ai dit que le peintre préfère une large toile ; il ne sait pas se restreindre ; telle scène de genre qui se rassemble naturellement pour nous dans un cadre de quelques pouces apparaît à l’artiste russe avec les dimensions d’un tableau de maître-autel. Dans sa façon de calculer l’espace, il n’y a pas de commune mesure entre l’œil du Russe et le nôtre, pas plus qu’entre son immense territoire et nos petits pays. Une ville de quelques milliers d’âmes se répand sur une aire d’une lieue carrée ; un particulier se bâtit une maison qui logerait chez nous un régiment ; dans ses vastes salles, il accueille volontiers des cadres qui barreraient nos cabinets lilliputiens. Rien n’est plus insupportable au vrai Russe que notre vie resserrée, et les tableautins que réclament nos boudoirs seraient perdus dans sa demeure. L’artiste slave fait grand et il fait vite ; autre instinct d’une race pressée de vivre, comme tous les jeunes. J’ai vu des peintres accomplir des tours de force de vélocité. Le ciel leur a dispensé une redoutable facilité ; ils en usent et en abusent. Ne cherchez pas ici les frottis acharnés, les surcharges de la brosse, les détails laborieux ; un pinceau agile a effleuré cette toile dont on voit le grain. Par tempérament, beaucoup d’artistes russes sont des impressionnistes inconsciens, satisfaits de fixer sommairement un relief, une vibration lumineuse. À ce jeu périlleux, ils sont souvent servis par une singulière justesse de coup d’œil : quand ils rencontrent la note vraie, ils la rendent avec un rare bonheur ; quand ils la manquent, ils retombent au-dessous du médiocre. Par une anomalie bizarre, sous ce triste ciel qui, durant plusieurs mois de l’année, fait chômer l’artiste en lui refusant la lumière, il s’est formé une école de coloristes à outrance ; ne leur demandez pas le dessin, qui exige des études et un labeur patient, toutes choses vers lesquelles le caractère national est peu porté ; il est rare de rencontrer des peintres russes qui dessinent savamment ; il l’est moins d’en rencontrer qui ne dessinent pas du tout.

Après les procédés techniques, cherchons l’inspiration morale qui prédomine. L’art a fidèlement reflété l’évolution si remarquable de la littérature. En moins de cinquante ans, une courbe rapide a mené celle-ci des élégances aristocratiques et de l’idéal romantique d’un Pouchkine ou d’un Lermontof, à l’analyse maladive, au réalisme âpre, grossier parfois et souvent très puissant, des productions contemporaines. De même, l’art nouveau a des partis-pris qui trahissent