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conduire l’abus de la victoire. Quand, après la bataille de Cannes, l’armée carthaginoise campait aux portes de Rome, le sénat eut raison de mettre héroïquement en vente le champ où Annibal avait dressé ses tentes ; mais tout l’héroïsme du sénat romain n’aurait pas sauvé la ville éternelle : Rome dut son salut aux dissensions qui choisirent ce moment pour éclater à Carthage. Recueillons-nous ici et faisons en silence un retour sur nous-mêmes : quelques faveurs que lui octroie le sort, toute maison divisée, l’évangile nous l’apprend, est fatalement destinée à périr. La leçon est banale ; elle n’a cependant, que je sache, profité, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, à aucun peuple en proie aux fureurs des partis. Ce qui serait non moins digne de remarque, c’est la fortune de Rome, dès que Rome n’eut plus de rivale à craindre. Toutes les vertus civiques du peuple-roi en quelques années s’évanouirent, et, de sa vieille ardeur guerrière, il ne resta plus à ce peuple gâté par la victoire que les transports jaloux d’une nation mûre pour la guerre civile.


IV.

La guerre civile a aussi ses annales ; je voudrais ne pas être obligé d’ajouter qu’elle a eu, comme la guerre étrangère, ses gloires. César et Pompée firent assaut de manœuvres habiles : l’évacuation de Brindes par Pompée est assurément un des mouvemens les mieux combinés dont l’histoire fasse mention. Un port barré, une ville infidèle, un ennemi prêt à escalader les murs, tels sont les obstacles dont il fallait triompher. Pompée s’échappa cependant de la place investie avec vingt cohortes, sans même laisser à César le moyen de le suivre. La facilité avec laquelle les anciens transportaient le théâtre de leurs opérations d’un rivage à l’autre aurait lieu de nous surprendre si nous ne savions que, pour eux, l’instrument de transport était en même temps l’instrument de débarquement.

Lorsqu’éclatèrent les premiers démêlés entre Octave et Antoine, les efforts d’Octavia, femme d’Antoine et sœur chérie d’Octave, réussirent un instant à rapprocher les deux triumvirs. Une entrevue eut lieu dans le golfe de Tarente : Antoine, toujours confiant, toujours chevaleresque, ne songeant qu’à dompter les Parthes, eut l’imprudence d’échanger, contre deux légions que son rival lui céda, cent galères et vingt brigantins. Il donnait ainsi au neveu de César ce qui lui manquait : une flotte de guerre. À dater de ce jour, son arrêt fut signé. Le monde a beau être vaste ; il est trop étroit pour deux ambitieux. Octave, de retour à Rome, n’a plus d’autre pensée que de soulever le peuple contre Antoine. Il connaît la puissance de l’opinion publique et ne néglige rien pour la mettre de son côté.