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draperie. Vue ainsi, la Nuit sur le Dnièpre est un merveilleux décor ; elle soulève d’ardentes controverses : pour les uns, c’est un chef-d’œuvre ; pour les autres, un transparent ; il est plus simple de dire que, notre œil n’étant pas fait pour regarder dans une chambre noire, on trouble avec cette exigence toutes les lois de son optique et on enlève toute valeur à son jugement. Je devrais citer encore M. Vassilief, un peintre mort à la fleur de l’âge, qui a laissé quelques études de l’hiver russe d’une vérité saisissante ; et M. Chichkine, non que je le goûte beaucoup, mais parce qu’il nous donne un exemple caractéristique de cette absence de composition dont j’ai parlé ; sur une vaste toile s’étale un pan de forêt, des pieds de sapins brusquement coupés par le cadre à mi-hauteur ; malgré le soin du détail, ce n’est qu’un jeu de quilles : un arbre, un site, ont comme un homme leur personnalité ; je ne trouve aucun plaisir à les voir décapités et mutilés.

Cette indifférence pour le sujet, nous la retrouvons parfois chez M. Aïvazovski, le peintre de marines dont les Russes sont fiers à bon droit. C’est un talent fougueux, d’une fécondité inépuisable ; nul ne connaît comme lui la structure d’une vague, le poudroiement des embruns de mer, le rythme du flux et du reflux ; son eau mouille les galets, on l’entend déferler sur les récifs. Il se sait là dans son élément, aussi se contente-t-il parfois de transporter sur une toile 2 ou 3 mètres de mer, pris en plein océan : c’est un tableau de noyé, où la valeur de l’exécution ne rachète pas la monotonie du spectacle. La surprenante facilité de cet artiste l’entraîne à des exagérations fâcheuses : au temps de la guerre, au reçu de chaque télégramme annonçant la destruction d’un monitor turc, M. Aïvazovski brossait en quelques heures une reproduction fantaisiste de l’épisode ; le pinceau surmené arrivait à peine à couvrir la toile, c’était de la peinture panoramique. Souvent il s’égare dans des compositions mystiques, de grandes machines d’une tonalité violacée : le Déluge, la Découverte de l’Amérique, une Tempête, autant de prétextes à ces immenses décors. Mais quand il revient à ses plages de Crimée, à ses matinées de Mer-Noire, dormant dans la brume rose, quand il veut travailler et serrer son sujet, M. Aïvazovski nous donne des œuvres exquises, dignes des vieux Hollandais. M. Soutkovski, un autre peintre de mer, dépense un plus grand labeur, ses grèves sont estimables ; mais il ne trouvera jamais les visions rapides et justes de son inégal confrère. M. Bogoliubof croit peut-être que j’oublie ses fines marines, ses jolies vues de villes à vol d’oiseau ; non certes, mais j’étudie de préférence des tempéramens russes, je n’ai pas à faire connaître en France ce petit groupe d’artistes, naturalisés Parisiens, qui a appris dans nos ateliers toutes les habiletés, toutes les roueries de la peinture de genre ; M. Bogoliubof