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pour aller résider dans un corps étranger, » c’est, on n’en peut douter, l’âme de Nelson. Croit-on que Nelson eût un instant songé à déserter le champ de bataille de Trafalgar, pour courir après lady Hamilton ? Antoine cependant a quitté sa galère prétorienne et est monté à bord d’une quinquérème : il vole à la suite de celle qui le perd ; il fuit, abandonnant les soldats dont il est l’idole et qui meurent pour lui ! Je le demande aux juges les plus prévenus : est-ce vraisemblable ? est-ce possible !

Il importait peut-être à la paix du monde qu’Antoine fût calomnié. Ecrasez tant qu’il vous plaira, pour que la patrie épuisée respire, tous les souvenirs qui vous gênent, mais laissez au moins à la postérité le droit de douter. Eh bien ! moi, je doute et je doute très fort de la lâcheté d’Antoine. « Les vaisseaux ronds en grand nombre, dit Plutarque, suivent Antoine ; des galères, à leur tour le rejoignent. » Selon mon sentiment, ce sont là les navires qui ont obéi aux ordres donnés avant la bataille ; les autres ne l’ont pas voulu ou ne l’ont pas pu.

« Traversez la ligne ennemie, si la ligne ennemie veut vous barrer la route ! » le premier consul demandait-il autre chose à Ganteaume quand il l’envoyait porter des renforts et des munitions à l’armée d’Egypte ? N’est-ce donc pas la manœuvre qu’exécuta Tegethoff à Lissa ? Pourquoi voudrait-on qu’Antoine, bloqué en quelque sorte dans le golfe d’Ambracie, ne l’eût pas tentée à la journée d’Actium ! S’il eût réussi, ne déconcertait-il pas tous les plans d’Octave ? Et quel meilleur parti croit-on qu’il pût tirer d’une flotte considérable, mais à court de rameurs, dont le seul espoir devait être de s’ouvrir un chemin à la voile ? « Tous les grands événemens de ce globe, remarque avec raison Voltaire, sont comme ce globe même, dont une moitié est exposée au grand jour et l’autre dans l’obscurité… Dès qu’un empereur romain a été assassiné par les gardes prétoriennes, les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation… L’intérêt du genre humain est que tant d’horreurs aient été exagérées ; elles font trop de honte à la nature. » Plutarque n’est pas méchant, mais son bisaïeul Nicarque lui a conté de singulières histoires ; puis sont venues, transmises de bouche en bouche, les dépositions d’affranchis. Le beau témoignage, en vérité ! Savez-fous qui j’en aurais voulu croire à la place de Plutarque, si toutes les voix contraires à la version que propageaient les partisans d’Auguste n’eussent été, dans un dessein trop-facile à comprendre, soigneusement étouffées ? J’en aurais cru Lucilius. À la bataille de Philippes, Lucilius se donna pour Brutus et laissa ainsi au grand conspirateur vaincu le temps de s’échapper. Ce même Lucilius fut sauvé d’un trépas imminent par Antoine : jusqu’au dernier moment, à partir de ce jour, il suivit la fortune du lieutenant de César et lui resta fidèle.