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de l’empereur d’agir contre Odessa. » Un seul exemple d’humeur chevaleresque ne suffit pas peur me rassurer. On n’a pas toujours, si je ne me trompe, épargné les villages et les villes ouvertes ; pourquoi me flatterais-je qu’on respectera mieux les cités maritimes ? « Les pavillons neutres pourront, m’a-t-on fait observer, les couvrir. » Je crains que les pavillons neutres ne se hâtent, au contraire, à l’approche ou à la première sommation de l’ennemi, de les déserter.

En ai-je dit assez pour me faire comprendre, et le moment n’est-il pas enfin venu de concentrer en quelques lignes bien claires le programme que je recommande ? L’état présent comporte, je dirai plus, exige deux espèces de flotte : la flotte de haute mer et la flotte consacrée à la défense des côtes. Il n’est pas impossible que, dans un avenir beaucoup moins éloigné peut-être qu’on ne suppose, ces deux flottes en arrivent à s’associer intimement, sinon à se confondre : semblable combinaison serait pour nous la plus importante des conquêtes. Je ne ferai certes pas à nos magnifiques vaisseaux de combat l’injure de les comparer aux galères d’Antoine ; ce n’est pas l’agilité qui leur manque. Ils ont la vitesse, la giration rapide, et se meuvent, malgré leur longueur, dans un cercle qu’on ne les eût jamais soupçonnés de pouvoir décrire ; ce que je leur reproche, c’est d’être venus dans un monde qui n’a pas été créé pour eux : Dieu, quand il fit les mers, ne les destina pas à être labourées par « ces cyclades flottantes. » Penser que de Cherbourg à Brest on ne peut plus trouver un port assez profond pour recevoir et pour abriter nos vaisseaux ! Saint-Malo, la rivière de Pontrieux, les baies de Morlaix et de l’Abervrach demeurent, par le manque d’étendue plus encore que par le défaut de profondeur, fermés à nos escadres. Ne livrons pas de batailles de la Hougue, car Cherbourg, à lui seul, ne sauverait probablement pas mieux qu’aux jours de Tourville les débris de notre flotte. Il faut avoir le refuge sous la main, — on eût dit autrefois sous son écoute, — quand on se retire dispersé et désemparé d’une action douteuse. D’un autre côté, sera-ce la flottille qui se chargera de défendre nos colonies lointaines, notre commerce au long cours, nos grandes pêches ? On ne va pas si loin quand on a les jambes courtes. Il faut donc se garder des brusques sacrifices, des renoncemens soudains et irréfléchis, mais il faut de tout notre pouvoir poursuivre parallèlement deux fins particulières convergeant au même but : accroître le rayon d’action et l’efficacité militaire de la flottille, diminuer autant que possible le tirant d’eau de la flotte. Toute invention qui nous achemine vers ce résultat, toute nouveauté qui menace les colosses et tend à émanciper les moucherons est un progrès dont la marine française ne saurait trop tôt s’emparer, car il n’en faut pas plus pour doubler en quelques années ses forces et sa puissance.


Jurien de la Gravière.