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temps, c’est-à-dire faire des lieux-communs. Muret s’y résigne difficilement. Il cherche autant que possible à orner, à dissimuler ces développemens généraux sous les finesses du style, à leur donner un air de nouveauté, à se les rendre propres. Mais, ici encore, il est arrêté à chaque instant. Pour aller au fond des choses, pour les rendre d’une façon qui fût personnelle, il lui fallait créer des expressions nouvelles, ce qui n’est pas permis dans une langue définitivement fixée et qui ne peut plus s’enrichir. Il est donc réduit à se tenir à la surface de son sujet et à redire ce que les autres avaient dit ; son éloquence est irrémédiablement condamnée à être superficielle et commune : voilà pourquoi elle nous plaît si peu. Mais ces défauts choquaient moins ses contemporains que nous. On avait alors moins abusé du lieu-commun ; il avait des grâces de nouveauté qu’il a perdues. D’ailleurs le fond, pour eux, disparaissait devant les agrémens de la forme. C’était un plaisir inconnu que de lire un ouvrage qui fût bien écrit. Le latin du moyen âge était sorti de celui qu’on parlait au VIe siècle dans les provinces de l’empire, c’est-à-dire d’une langue tout à fait corrompue. Comme il était resté en usage dans les écoles et qu’on le parlait couramment, en passant par tant de bouches ignorantes, il s’était sans cesse altéré ; à la fin, ce n’était plus qu’une pourriture de pourriture. On éprouva donc une sorte d’éblouissement quand on vit reparaître la belle langue de Cicéron dans sa pureté. Un vieil universitaire, qui se rappelait la harenga toute hérissée de divisions scolastiques, toute farcie de termes barbares, que prononçait le maître ès-arts le jour de son installation[1], et qui lisait un discours de Muret, ne pouvait s’empêcher de ressentir une admiration sans bornes. — Après tout, il n’avait pas tort. Ce n’était pas un médiocre avantage d’être parvenu à reproduire la pureté et l’élégance des écrivains antiques, et il n’y a rien qui nous introduise plus profondément dans le génie d’un peuple que l’effort qu’on fait pour bien écrire ou bien parler sa langue. Cette première réforme avait donc complètement réussi.

Il en était de même de celle qui consistait à remplacer dans l’enseignement la logique par les lettres. Le règne exclusif d’Aristote était fini ; les orateurs, les poètes, les historiens, les philosophes

  1. Voici, d’après M. Thurot, l’analyse d’une de ces harengœ prononcées par les bacheliers, dans la faculté de décret, ou de droit : « La harenga était un discours sur le droit canon. Le bachelier commençait par invoquer le secours de Jésus-Christ ; il faisait ensuite l’éloge du droit canon sur un teste emprunté aux collections des décrétales ; il terminait en rendait des actions de grâces à Dieu, à la Vierge, à son patron, et aux docteurs. Il énonçait sur chacun de ces points un nombre symétrique de propositions qu’il démontrait par majeure et par mineure. Les termes de ces propositions étaient rimes. » Toutes les harengœ devaient être construites de la même façon.