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Mais, par un décret de la Providence, les ministres prennent leur arrêté. Un demi-siècle passe, et nous voilà conviés à revoir la pièce, ou plutôt à la voir pour la première fois, à la seconde représentation dans des conditions combien différentes ! Pendant ce long espace de temps, le souvenir des vices de l’ouvrage s’est presque effacé ; celui de ses malheurs est seul demeuré dans nos mémoires. Ce n’est plus un simple drame, à peu près condamné dès le premier jour par ses juges naturels ; c’est un martyr de l’art, exécuté sans procès, victime de la plus sotte et de la plus outrageuse des tyrannies, de celle qui s’exerce brutalement sur les ouvrages de la pensée. D’ailleurs, à lire ces vers sincèrement, et sans même que la haine de l’arbitraire nous anime trop en leur faveur, nous sommes éblouis de leur éclat et charmés de leur musique ; nous n’avons plus d’yeux ni d’oreilles pour les invraisemblances du drame. Nous admirons ces pages placées sous les noms de Saint-Vallier, de François Ier de Triboulet, comme des feuillets arrachés des Odes et Ballades, des Chants du crépuscule ou des Contemplations. À la lecture, une tirade, un vers même a son prix, si la tirade ou le vers est d’un des premiers lyriques du monde, et le lecteur n’a garde d’examiner, exprès pour gâter son plaisir, quel rapport a cette tirade ou ce vers au reste de la pièce. Enfin, pendant ce siècle écoulé, la personne du poète a conquis une situation presque unique dans l’histoire. Il est adoré par ses disciples, acclamé par la foule et respecté de tous les lettrés. Il est pour les premiers une manière de grand-lama, de qui tout, absolument tout, mérite d’être conservé ; — mais qui donc, je vous prie, oserait s’en étonner, dans le temps où le biographe de M. Zola, M. Paul Alexis, nous apprend que l’auteur de Pot-Bouille, quand il était petit, prononçait le c et l’s comme le t : « tautillon pour saucisson, » et que, vers quatre ans et demi seulement, « dans un moment d’indignation enfantine, il proféra un superbe : Cochon ! » pour lequel « son père ravi lui donna cent sous, » origine de sa fortune. — À la multitude l’auteur des Misérables et des Châtimens apparaît comme un père du peuple, comme un pape laïque, innocent de tous les crimes dont la multitude soupçonne confusément les autres papes. Les lettrés, d’ailleurs, ne font pas porter au poète la peine de telles superstitions ; ils vénèrent en lui quatre-vingts ans d’âge et plus de soixante années de labeur littéraire et le plus beau génie lyrique que la France ait possédé : ainsi se forme l’accord de tous pour écouter avec une ferveur religieuse la seconde représentation de ce drame interdit il y a cinquante ans. il ne s’agit plus, cette fois, de juger l’essai d’un jeune poète, d’en peser les torts et les mérites, ni même d’encourager l’auteur ; il s’agit de réparer un crime de lèse-génie, de fêter l’œuvre persécutée d’un demi-dieu, dont toutes les œuvres sont des chefs-d’œuvre. Et c’est bien à une fête que la Comédie-Française