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sociaux. Elle veut que chacun conquière par son mérite ou son savoir-faire le rang qui lui est assigné, que tout individu, même celui qui est sorti de la classe la plus humble, puisse aspirer aux premiers emplois et les obtenir du libre choix de ses concitoyens Aussi, dans la démocratie, la compétition des ambitions politiques et des prétentions individuelles va-t-elle sans cesse croissant. Le dépôt de l’autorité passe à chaque instant en de nouvelles mains et ceux qui le reçoivent peuvent appartenir aux couches les plus inférieures de la nation que le régime aristocratique obligeait au contraire à ne jamais monter à la surface. Il en résulte, pour les honneurs et les dignités que la démocratie confère, de moins en moins de considération et d’éclat ; il advient pour eux ce qui advient pour la noblesse quand le souverain en prodigue les titres et en tolère l’usurpation.

La démocratie réussira-t-elle à maintenir sur toutes les têtes son inexorable niveau ? fera-t-elle disparaître toutes les supériorités, et la fortune, le mérite, perdront-ils leurs droits aussi bien que la naissance ? Sommes-nous condamnés à voir un jour s’étendre sur la société tout entière une terne et irrémédiable uniformité ? Il semble qu’il y a des limites contre lesquelles le mouvement qui nous entraîne doit venir se briser. Quand même on serait parvenu à imposer à tous une instruction identique, cette instruction que certaines gens appellent intégrale, à faire que tout citoyen ait le même pécule et le même salaire, la même façon de s’alimenter et de se vêtir, aurait-on pour cela anéanti au fond des âmes le désir de se distinguer de la masse où chacun se trouverait noyé ? On n’aurait pas enlevé à l’individu ce qu’il tient de sa naissance, ce qu’il a hérité de ses parens et de sa race. Pourrait-on faire sucer à tous les hommes le même lait et donner à tous la même nourrice, doter chacun à son berceau de la même organisation et des mêmes facultés ? cette fureur d’égalité qui s’est emparée d’esprits chimériques tendrait à détruire la diversité des esprits et des aptitudes, qui est la condition même du développement des sociétés. Oui, on peut supprimer tous les titres, rendre personnels et passagers tous les honneurs ; on peut restreindre notablement les conditions de l’héritage et rapprocher par une éducation commune des classes encore profondément séparées, mais on ne saurait supprimer le penchant qui pousse l’homme à chercher quelque supériorité et le dépouiller de tous les « moyens d’y arriver qu’il doit à ses facultés mêmes. La justice ne consiste pas à assigner à tous la même part, mais à garantir à chacun le libre exercice de celle que la nature lui a donnée.


ALFRED MAURY.