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ni tories ne peuvent conserver le pouvoir s’ils ont ces deux groupes contre eux. Il faut donc s’assurer l’appui complet de l’un d’eux au moins. De là la nécessité des concessions et des compromis. Le cabinet Gladstone n’a pu se constituer qu’en donnant une place à des hommes distingués du parti radical comme Bright, Chamberlain, Dilke et Mundella, et leur concours étant indispensable, ce sont eux en définitive qui dictent la ligne de conduite tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, au risque d’éloigner des représentans importans de l’ancien parti whig. Malgré ces difficultés, qui ne sont pas légères, le mécanisme parlementaire marche encore passablement en Angleterre pour deux motifs : d’abord parce que le parti de l’opposition est assez fortement constitué pour forcer tous les partisans du ministère à l’appuyer dans toutes les questions importantes, ensuite parce que les membres du parlement ont fait connaître leurs opinions à leurs électeurs au moment de l’élection et qu’ils sont par conséquent ainsi tenus d’y rester fidèles. Ainsi ceux qui ont été nommés pour soutenir le cabinet Gladstone ne peuvent l’abandonner sans les motifs les plus sérieux, sous peine d’être accusés de forfaiture.

Nulle part le régime parlementaire ne fonctionne aussi correctement qu’en Belgique, parce qu’il n’y a dans les chambres que deux partis. La ligne de démarcation est si tranchée que, ni parmi les représentans ni parmi les sénateurs, il n’y a un seul dissident, un seul mixte ou douteux. Dès que l’intérêt de parti est engagé, les votes sont parfaitement connus d’avance. Le fait d’abandonner le ministère au jour de l’épreuve serait considéré comme une trahison et elle coûterait au député qui s’en rendrait coupable son siège, l’estime de ses électeurs, et celle même de ses adversaires. Quand un cabinet s’appuie sur une majorité réunie par les liens d’opinions communes, d’engagemens publics et d’un programme arrêté, il peut faire adopter ses projets de loi, exiger le sacrifice des dissidences accessoires, et ainsi gouverner avec autant d’autorité et de suite que les ministres d’un souverain absolu, comme l’ont fait tour à tour des cabinets catholiques et des cabinets libéraux. Mais cette discipline rigoureuse a ses inconvéniens. Elle étouffe l’initiative individuelle et tue l’originalité en matière politique. Les députés répètent, une ou deux fois par an, les mêmes discours ; on tourne en rond comme dans un manège, et les batailles parlementaires ressemblent à ces combats du moyen âge en Italie, qui duraient tout un jour, mais qui ne tuaient qu’un homme, écrasé sous le poids de son armure. Souvent on parle de servilisme et on vante l’indépendance ; c’est à tort. Le gouvernement parlementaire ne peut marcher que par la discipline au sein des partis. Autrement il aboutit à la confusion, à l’impuissance et à la déconsidération.