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qu’il prenait son claret, tout en me racontant les hauts faits de Bingo, car après cela, on passait dans le petit salon, où j’avais le plaisir d’accepter une tasse de thé des mains de Lilian et de l’entendre chanter quelque mélodie de Schubert,

Le caniche ne quittait pas la place ; mais, si laid qu’il fût, sa vilaine tête semblait moins repoussante quand Lilian passait dessus sa jolie main.

Les Currie me traitaient tous avec une bienveillance évidente ; le colonel me considérait comme un spécimen inoffensif de l’espèce dont on peut faire des maris, et Mrs Currie, par égard pour ma mère, qu’elle avait prise en grande amitié, se montrait pour moi d’une extrême amabilité.

Quant à Lilian, je crus bientôt m’apercevoir qu’elle n’était pas sans soupçonner la nature de mes sentimens pour elle et qu’elle ne s’en offensait pas.

J’entrevoyais avec ravissement le jour où je pourrais lui faire ma déclaration sans crainte d’être évincé. Toutefois, un sérieux obstacle s’opposait à la réalisation de mes plans, c’était de ne pouvoir gagner les bonnes grâces de Bingo ; les membres de la famille au surplus n’en cachaient pas leur désappointement. Pour tâcher d’excuser son favori, Mrs Currie me répétait sur tous les tons : Bingo est un chien qui ne s’attache pas facilement aux étrangers. Mais je continuais à penser qu’il n’était que trop disposé à s’attacher à moi ; je cherchais à l’amadouer en lui apportant des friandises ; soins superflus ! Une fois les bonbons croqués, il ne m’en détestait ni plus ni moins. Il était clair comme le jour qu’il m’avait pris en profond mépris, et qu’aucune gâterie de ma part ne le ferait revenir sur mon compte. Aujourd’hui, lorsque je remonte le cours du temps, j’incline à croire qu’il avait dès lors le pressentiment que je serais l’instrument aveugle du sort fatal qui l’attendait.

L’antipathie de Bingo pour moi m’empêchait seule d’être tout à fait en pied chez nos voisins et causait, à n’en pas douter, l’hésitation de cœur de Lilian à mon égard. Mais qu’y faire, puisque tous mes frais restaient impuissans à conjurer la mauvaise humeur du caniche ? Malgré cela, en me voyant chaque jour regardé d’un meilleur œil par les uns et les autres, je me flattais de n’avoir bientôt plus rien à redouter de lui.

Outre l’histoire du suicide de notre propriétaire, notre villa avait encore un autre désagrément tous les chats du voisinage avaient, paraît-il, choisi d’un commun accord notre jardin pour leurs réunions du soir. J’ai des raisons de supposer que notre chatte à trois couleurs était alors le leader de la société féline de la localité. Ses at home et ses concerts étaient des plus suivis ; très bruyans les