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— Nous avons déjà vu tout cela, répondit le colonel sur un ton négatif ; je ne sais plus que penser, ajouta-t-il mélancoliquement, mais rien ne peut me persuader cependant que ce n’est pas Bingo en chair et en os.

Je résolus alors de jouer ma dernière carte. « Voulez-vous venir un instant à la maison ? dis-je au Français ; nous pourrons peut-être mieux nous entendre de près que de loin. » Mon véritable but était de lui demander à quel prix il consentirait à faire l’abandon de ses droits sur le caniche et à en laisser la jouissance au colonel. Cette proposition lui fit l’effet d’une véritable insulte ; il me répondit d’une voix émue que ce chien était l’orgueil et la consolation de sa vie (il paraît que tous les caniches noirs sont destinés à jouer ce rôle dans le monde) et qu’il ne s’en séparerait ni pour or ni pour argent.

— Figurez-vous, s’empressa-t-il de dire, dès que nous eûmes rejoint le colonel et les autres, que ce gentleman vient de m’offrir de l’argent en échange de mon chien. Est-il une meilleure preuve qu’il le considère comme étant à moi ? Après cela, il me semble qu’il n’y a plus rien à ajouter.

— Comment ! s’écria le colonel, auriez-vous donc, vous aussi, perdu la foi ?

Voyant qu’il n’y avait rien à espérer du Français et que ce que j’avais de mieux à faire était de l’éloigner au plus vite, je me hasardai à dire :

— J’aurai été trompé par l’extrême ressemblance. Après mûre réflexion, je ne crois plus, décidément, que ce soit Bingo.

— Et vous, Travers, quelle est votre opinion ? demanda le colonel.

— Moi, répliqua l’avocat d’un ton cassant, puisque vous désirez le savoir, je vous dirai que je ne m’y suis jamais laissé prendre…

— À première vue, continua le colonel, il m’avait également semblé que ce n’était pas Bingo, mais ce que je ne puis comprendre, c’est que ma femme et ma nièce aient pu s’y laisser tromper.

Mrs Currie et Lilian protestèrent à leur tour de leur incrédulité.

— Alors vous me permettez de l’emmener ? dit le Français.

— Certainement, riposta le colonel.

Après quelques excuses, l’étranger filait tout triomphant, suivi de son caniche, qui ne paraissait pas moins heureux d’avoir enfin retrouvé son vrai maître.

Le colonel, posant affectueusement la main sur mon épaule, me dit :

— Ne prenez pas la chose si au tragique, mon ami ; vous avez tout fait pour le mieux. Vous aurez été le jouet d’une ressemblance qui devait faire illusion à tous ceux qui ne connaissaient pas Bingo comme nous le connaissions.