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montrer si exigeans ? S’il y a des médiocrités dans nos assemblées et dans nos ministères, est-ce que les hommes de génie sont si nombreux dans les capitales de l’Europe, dans les parlemens et les cabinets étrangers ? Si la France a ses difficultés, ses luttes intimes, ses conflits de partis, ses agitations stériles, est-ce que les autres nations peuvent se flatter de vivre dans une si complète sécurité, de rester indéfiniment à l’abri des commotions intestines, même des révolutions ? Toutes les nations en sont aujourd’hui à mener une vie laborieuse, et ont leurs embarras, leurs maladies. L’Allemagne elle-même, la puissante Allemagne, a eu beau avoir des victoires qui ont comblé son orgueil, elle n’est pas moins travaillée par des sectes révolutionnaires qui ont plus d’une fois menacé les jours des victorieux et contre lesquelles on est réduit à s’armer des ressources du grand ou du petit état de siège. La Russie vit dans de si étranges conditions que son souverain, monté au trône à la suite d’un effroyable attentat, paraît à peine à Saint-Pétersbourg, hésite encore à se faire couronner à Moscou, et c’est maintenant du Nord que nous viennent les plus merveilleuses inventions de l’anarchie. L’Autriche a ses conflits de races qui, un jour ou l’autre, peuvent se raviver et menacer l’empire. L’Italie, ce nous semble, n’a pas eu de tels succès, elle ne jouit pas de telles prospérités et n’est pas tellement à l’abri des propagandes révolutionnaires qu’elle puisse regarder les autres du haut de sa sécurité. L’Angleterre enfin, jusque dans sa puissance, a l’immortelle plaie de l’Irlande et ces meurtres agraires qui recommencent sans cesse. Les choses sont ainsi, en définitive, pour tout le monde, et c’est bien de la bonté de la part des étrangers d’oublier si généreusement leurs propres affaires pour ne s’occuper que de nous et de nos embarras, pour nous plaindre de ce qu’un député allemand, M. de Bennigsen, appelait, il n’y a que peu de jours, une « situation peu séduisante. »

La vérité est, n’en déplaise à ceux qui nous censurent et ne seraient pas fâchés de croire à un irréparable déclin, que la France est peut-être encore la nation de l’Europe la moins atteinte dans l’essence de sa vie sociale, de sa constitution nationale. Elle est la moins atteinte ou la moins menacée en ce sens que le mal dont elle souffre, qui est réel sans doute, mais qu’on exagère assez souvent, est d’une nature particulière. Le mal, il n’est pas dans la masse nationale elle-même, dans cette France vivace qui a traversé sans faiblir et sans périr, sans reculer devant les sacrifices, les plus terribles épreuves, qui, même à l’heure qu’il est, reste toujours laborieuse, économe, paisible, étrangère aux agitations et aux excitations des partis. Non, le mal n’est pas, jusqu’ici du moins, dans cette masse française préservée par le travail ; il n’est, pour le moment encore, que dans ceux qui la représentent et la gouvernent, qui sont chargés de la conduire et la conduisent médiocrement, dans ceux qui abusent de ses finances, qui, au lieu de