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savaient à peine le nom, — et sur Paris, dont ils ont tous entendu parler depuis notre siège légendaire de 1870-1871, pendant lequel tous les Slaves faisaient des vœux pour nous, — nous pûmes à notre tour interroger ces braves gens. Nos questions portèrent tout naturellement sur leur passé sous le régime turc et sur le sort qui leur était fait depuis l’arrivée des Austro-Hongrois. « Nous n’avons pas gagné grand’chose au changement de maîtres, nous répondit le plus intelligent d’entre eux ; les begs prennent toujours le tiers, Franz-Joseph[1] un autre tiers. Or payer d’une façon ou de l’autre, cela nous est bien égal. Tous les impôts sont restés les mêmes ; seulement nous ne sommes plus battus par les begs. Nous avions cru, à l’arrivée des chrétiens, que nous n’allions plus rien avoir à payer aux begs ; mais, au contraire, voilà qu’on rétablit la perception des redevances que les propriétaires ne touchaient plus, en fait, depuis l’insurrection. Et cela quand nous espérions qu’on allait nous donner des terres et diminuer les impôts qui nous écrasent. Ah ! non, nous ne sommes pas contens, et les Slaves qui appartiennent à Alexandre sont bien plus heureux que nous, sujets de Franz-Joseph. Les begs nous disent que la Bosnie reviendra aux Turcs : croyez-vous cela, vous ? Nous, Slaves, nous ne sommes ni Autrichiens ni Turcs. Ah ! les Bulgares sont bien heureux ! Voyez !.. il y avait un bois à côté de ma cabane ; les soldats sont venus et ils ont tout brûlé, sauf ce gros prunier ; le beg a réclamé quand même sa redevance du tiers sur les arbres qu’ils ont coupés. Puis il a pris pour témoins trois de ses amis qui ont été dire au cadi : « Nous avons vu cet homme prendre du bois. » Et alors j’ai été condamné à payer. Malédiction ! je vais être saisi… Que puis-je faite pour racheter ma petite maison, mes trois vaches et mes cochons ? Et puis pourquoi, si nous appartenons maintenant à des chrétiens, nous laisse-t-on juger, nous chrétiens, par des mécréans damnés ? Nous ne travaillerons plus ! nous laisserons la terre en friche et vivrons du produit de nos bestiaux et de la location de nos bras, parce que nous ne voulons plus donner le tiers au beg ! » Et l’un de nous ayant commis l’imprudence de lui dire : u Mais vous n’avez donc pas de cœur, comme on le dit du reste, vous, chrétiens de Bosnie ? » ce pauvre hère nous regarde un instant, son œil lance un éclair, et posément, sans colère, bien à froid : « Tu ne crois pas ce que tu dis, répond-il, en tutoyant, selon l’usage bosniaque, car tu sais bien que nous sommes toujours sans armes. Donne-nous des armes et tu verras ce que nous saurons en faire. »

  1. Comme tous les peuples primitifs, le paysan bosniaque n’a aucune idée de l’état ; pour lui, c’est toujours l’empereur, comme c’était autrefois le sultan ; et il désigne toujours le souverain par son nom et jamais par son titre.