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voix et son appui pour le grand-duc dans le collège électoral, « en lui promettant en récompense son éternelle affection. » Elle perdit bien vite sa naïveté, mais elle conserva l’habitude de croire qu’elle récompensait suffisamment ses alliés par son éternelle affection, qu’ils devaient s’en contenter.

Frédéric craignait que le cardinal de Fleury ne fût jaloux de ses agrandissemens et ne rêvât de partager l’Allemagne entre un certain nombre de roitelets qui se tiendraient en échec les uns les autres : Lauter Kleine Herren, Regulos zu haben und einen mit dem anderen zu balanciren. La reine de Hongrie redoutait encore plus que lui la prépondérance française, et dans la guerre de sept ans, la France, fort empêchée de défendre ses colonies contre les âpres convoitises de l’Angleterre, dut au mépris de ses intérêts dépenser le plus clair de ses ressources en d’inutiles efforts pour rendre la Silésie à l’Autriche : — « On aime ici le roi de Prusse à la folie, écrivait Bernis en avril 1758, parce qu’on aime toujours ceux qui font bien leurs affaires; on déteste la cour de Vienne, parce qu’on la regarde comme la sangsue de l’état. » M. Sorel remarque, en citant ce passage, que l’expression n’était pas trop forte, que Marie-Thérèse usait de tous les moyens et de tous les argumens pour arracher au cabinet de Versailles son dernier homme et son dernier écu, que son jeu semblait être de démembrer la Prusse et de ruiner la France du même coup[1]. L’amitié de Marie-Thérèse nous a coûté très cher, nous l’avons payée de la perte de tout notre empire colonial.

Le roi Louis XV avait beaucoup d’esprit, mais par malheur il avait encore plus d’indifférence, et les indifférens ne sont bons à rien. M. de Broglie rapporte un mot de ce triste souverain qui témoigne de son inutile perspicacité. Comme on s’entretenait, à Versailles, de la mort de l’empereur Charles VI et du parti qu’il convenait de prendre, le roi, d’abord silencieux, finit par dire de son air de langueur accoutumé : « Nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de rester sur le mont Pagnote. » A quoi l’un des assistans répliqua : « Votre Majesté y aura froid, car ses ancêtres n’y ont pas bâti. » L’historien a bien raison d’ajouter qu’on reconnaît dans ce mot trivial Louis XV tout entier, « avec cette justesse de coup d’œil et ce sens pratique dont la nature l’avait doué, qualités précieuses dont la France ne profita jamais, parce que pour être dignes d’un roi, il leur manqua toujours d’être relevées par un souffle de générosité et soutenues par un ressort énergique de volonté. »

Dans l’état des choses, la politique expectante était la plus sage et la meilleure. Mais la passion d’abaisser la maison d’Autriche l’emporta

  1. Essais d’histoire et de critique, par Albert Sorel; E. Plon, 1883, p. 149.