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pasteur, » écrivait Forster. Plusieurs suivaient le maître jusqu’au bout, égayant leurs sermons par des sarcasmes<ref> Philippson, t. I, ch. I. — Perthes, Politische Zustände, liv. I, ch. II. < :ref>. Frédéric les laissait dire, pourvu qu’ils louassent le roi et enseignassent l’obéissance aux sujets. Tout était calcul de sa part ; il y joignait la forfanterie du libertinage et le cynisme de l’impiété.

Cette tolérance subalterne produisit des effets dissolvans. Ne procédant pas du respect des croyances, elle en engendra le mépris. Comme il n’y avait dans cette société nouvelle, en dehors du frein religieux, aucune tradition, de mœurs sociales, la corruption s’y mit et la rongea. Le scepticisme du roi gagna les sujets, qui le traduisirent en actes. C’était le ton du bel air, tout le monde le prit à Berlin et se conduisit en conséquence. Le levain de licence et de sensualité qui gâte toute la littérature du siècle, fermenta sans obstacle dans ces âmes encore grossières, où une civilisation hâtive avait surexcité les imaginations et les sens sans adoucir l’âpreté des passions primitives. Ils n’avaient ni la délicatesse du goût, ni le raffinement des mœurs, ni les habitudes d’élégance, ni la légèreté d’esprit qui corrigeaient ailleurs, en France par exemple, la dépravation du siècle. Elle s’étala en un lourd dévergondage. Les employés, les gentilshommes, les femmes se nourrissaient de d’Holbach et de La Mettrie, prenant au sérieux leurs doctrines et les appliquant à la lettre. Ajoutez que, dans cette capitale de construction récente, la société tout artificielle, amalgame improvisé d’élémens disparates, était comme prédisposée à la dissolution. Berlin fourmillait de militaires qui n’avaient point de famille et que les parades n’occupaient point toute la journée. Des gens de lettres, des aventuriers de plume et d’épée attirés par la réputation de Frédéric et réduits à vivre de brigue et d’expédiens; une noblesse très pauvre, très hautaine, très exclusive, à laquelle pesait la discipline royale et qui s’ennuyait ; une bourgeoisie éclairée, enrichie, mais reléguée à l’écart ; entre ces groupes séparés les uns des autres par l’étiquette ou le préjugé, une sorte de « demi-monde, » où ils se rencontraient, causaient et se divertissaient à l’aise, le foyer des « idées françaises, » le centre des affaires et des intrigues, la société juive, la plus riche, la seule élégante de Berlin. Avec la merveilleuse souplesse de sa race, elle s’était assimilé la civilisation nouvelle, et se vengeait de l’exclusion politique dont elle était victime en rassemblant dans ses salons tout ce qu’il y avait à Berlin d’hommes d’esprit, de femmes aimables, de gens désireux de liberté et dépourvus de préjugés. Tel nous apparaît Berlin au temps de Frédéric. « Une des plus belles villes de l’Europe, écrivait Forster en 1779, mais les Berlinois! la sociabilité et le goût raffiné des jouissances dégénèrent