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à la frivolité coupable des Français, le tendre abandon avec lequel Frédéric-Guillaume se livrait « au plus doux penchant de la nature. » « Les ennemis des femmes, écrivait le baron de Tienck, ont été les fléaux de l’humanité. Le roi de Prusse a l’âme grande et sensible; il est en amour capable d’un tendre attachement: il sait estimer sa maîtresse. En supposant qu’il lui donne un million, ces richesses se partagent entre les membres de la famille qui sont des citoyens. Il ne privera pas un honnête homme de l’épouse qui faisait son bonheur, il ne sacrifiera pas Rome à Cléopâtre. » Il veut plaire par lui-même. Il a courtisé vingt mois Mlle de Voss, il l’a épousée, il lui a été fidèle, «il a pleuré sur sa cendre. Tout citoyen assez éclairé pour connaître les faiblesses humaines, » doit souhaiter que, s’il fait un autre choix, il le fasse tomber sur un objet enfin digne de son cœur. « Laissons-le donc jouir d’un bonheur qui est celui du simple paysan, comme il est celui des rois! » Ce galimatias hypocrite, cette casuistique licencieuse, étaient alors de fort bon ton et très goûtés en Allemagne.

La distraction que Trenck souhaitait à l’âme éplorée du roi ne se fit point attendre. En 1790, le jour de l’anniversaire de la mort de la comtesse d’Ingenheim, Mlle Denhof fut présentée à la cour. On y était fort occupé des consolations de Frédéric-Guillaume. On avait même, comme on disait alors, «mis en prétention » une demoiselle Viereck, amie de Mlle de Voss, et qui l’avait remplacée près de la princesse Frédérique. Malheureusement pour les amis de Mlle Viereck, elle était bru ne, et ne rappelait nullement la défunte. Mlle Dœuhof au contraire était, dit le ministre de France, « si parfaitement blonde qu’étant jolie à la lumière, elle était au jour aussi jaune qu’un citron. » Elle avait, avec les mêmes charmes que Mlle de Voss, le même ragoût de piétisme et de vertu. Il fallut encore épouser. Le roi n’y voyait point de difficultés. « Je suis séparé de la reine, écrivait-il à Mlle Dœnhof, je suis veuf de Mme d’Ingenheim, je vous offre mon cœur et ma main[1]. » Il ne s’en cacha point, déclarant très haut qu’il avait des motifs de répudier la reine, mais qu’il se dispenserait de les articuler pour ménager la dignité du trône. Le consistoire n’avait plus à délibérer; les précédens étaient posés, on les suivit. Le mariage eut lieu le 10 avril 1790, et ce fut le prédicateur de cour Zœllner qui le bénit comme il avait béni celui de Mlle de Voss. La reine donna à la fiancée des girandoles de diamans. La reine douairière la reçut, et tout le monde lui fit fête à la cour. Toutefois elle n’obtint pas plus que Mlle de Voss l’éloignement de Mme Rietz. Cette favorite, qui avait reçu 70,000 écus pour s’en aller, demeura, prit un officier pour galant et obtint même du roi qu’il

  1. Ranke, die deutschen Mächte und der Furstenbund, I, p. 287.