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lui donnât de l’avancement. Ainsi, en 1790, le roi de Prusse, veuf de Mlle de Voss, avait trois femmes vivantes : la princesse de Brunswick qui était répudiée, la princesse de Darmstadt qui, encore que divorcée, gardait la qualité de reine, et Mlle Dœnhof, épouse morganatique. Cette troisième femme, mandait un diplomate, ne sera pas la dernière, car « celles dont le roi aura envie voudront aussi être épousées. » Le prince d’ailleurs y était toujours prêt. La polygamie lui paraissait une prérogative de la souveraineté. A la suite d’une intrigue de cour, il se fit, en 1792, séparer de Mlle Dœnhof, couronnant par un divorce morganatique l’étrange série de ses évolutions conjugales. Il offrit ensuite son cœur et sa main à une demoiselle Bethmann, fille d’un banquier, qu’il avait connue à Francfort et qu’il trouvait fort à son goût. Cette jeune personne, au dire de Lord Malmesbury[1], « était tout sentiment et toute flamme; » mais elle avait des principes et de l’esprit de conduite : elle conçut des scrupules sur le caractère du mariage et des inquiétudes sur la constance de l’époux. Elle refusa, épargnant aux casuistes de Berlin les embarras d’une délibération plus scabreuse encore que les précédentes. Je ne sais si ces théologiens concilians, élevés à l’école de Voltaire et de Frédéric, prenaient fort au sérieux ces mariages simultanés ; au dehors on y trouvait matière à rire, et la grande Catherine, qui ne se croyait point tenue à tant de formalités, s’en divertissait fort : « Ce gros lourdaud de Gu, — c’était le nom qu’elle donnait à Frédéric-Guillaume dans ses lettres à Grimm, — ce gros lourdaud vient d’épouser une troisième femme ; le gaillard n’a jamais assez de femmes légitimes ; pour être un gaillard consciencieux, c’en est un[2]. »

Frédéric-Guillaume aimait les femmes ; mais les femmes ne le gouvernaient pas. Pour échapper à l’influence des maîtresses, il tomba sous l’influence des favoris, et le peuple n’y gagna rien. Mal élevé, tenu par son oncle à l’écart des affaires, méfiant des autres, parce qu’il était très méfiant de lui-même, il ignorait l’art du gouvernement et caressait de vagues projets de réforme. Les ministres que laissait Frédéric, encore que fort secondaires, le gênaient et lui imposaient. Il redoutait de passer pour subir leur direction; d’ailleurs ces ministres représentaient des idées et un système qu’il affectait de condamner. « Le roi sera mené précisément parce qu’il a peur de l’être, » écrivait Mirabeau. La crainte d’être gouverné par ses ministres le livra aux subalternes. Ceux-ci le dominèrent promptement en s’abaissant devant lui, en rassurant son orgueil

  1. Journal et Correspondance de lord Malmesbury. Décembre 1793 et janvier 1794. — Philippson, II, p. 148.
  2. Lettre à Grimm, 23 juin 1790, en allemand. Société d’histoire de Russie, Correspondance de Catherine II avec Grimm.