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qui fait, quand il le faut, écrivait Biron, parler le Saint-Esprit et marcher l’ombre du grand Frédéric. Un ventriloque, « garçon illuminé, » suivant le mot piquant d’un contemporain, jouait le rôle du grand homme et touchait de ce chef cinq cents écus.

Devenu colonel et prêt à passer général, Bischoffswerder avait rang de favori attitré. « Dans le cœur du monarque, écrivait Custine en 1792, le favori l’emporte sur la maîtresse. Mais c’est sur le ministère qu’il l’emporte surtout d’une manière éclatante. Il est l’intermédiaire du roi et des ministres. Ce n’est pas, comme vous le pensez peut-être, que lui seul travaille avec eux : c’est le roi qui souvent travaille avec les ministres et qui rapporte à M. de Bischoffswerder, avec lequel ensuite il décide en dernier ressort.. » Maîtresses et favoris, rose-croix et valets, théosophes et femmes galantes vivaient du reste en fort bonne entente et s’accommodaient à merveille. Du laboratoire des rose-croix au boudoir de Mme Rietz, il n’y avait qu’un pas, et ces mystiques personnages le franchirent sans vergogne. Ils contractèrent une alliance intime avec le valet de chambre et sa femme, la « maîtresse d’habitude, » qui, à travers les incartades matrimoniales du roi, savait conserver son crédit par des artifices analogues à ceux qui avaient si longtemps à Versailles soutenu celui de Mme de Pompadour. Autour d’eux s’agitait tout un monde d’intrigans subalternes, la « clique, » comme on l’appelait à Berlin, prêts à toute besogne de coulisses à la cour, à l’armée, dans la politique, dans la diplomatie, dans les finances surtout. Besogneux et cupides, ils avaient en Europe une réputation de vénalité parfaitement établie. « Il est certain, écrivait M. d’Esterno, qu’il existe une grande différence entre le ministère Et les personnes de l’intérieur du roi de Prusse. Les ministres ont l’intelligence et l’habitude des affaires, et les autres sont à tous égards au-dessous de ce qu’il est possible d’imaginer. Ils ne s’appliquent qu’à l’argent. » — « Je mets en fait, disait Mirabeau, qu’avec mille louis, on pourrait au besoin connaître parfaitement tous les secrets du cabinet de Berlin... Aussi l’empereur a-t-il un journal fidèle de toutes les démarches du roi, jour par jour, et saurait-il tout ce qu’il projette, s’il projetait quelque chose. » C’étaient là, comme le constatait Custine en 1792, « les moyens que tous les diplomates du monde employaient ; tous les ministres qui résidaient à Berlin s’en servaient avec plus de succès et plus généralement qu’ailleurs. » Le fait est que, lorsqu’on cette année 1792 on voulut discréditer dans l’esprit du roi le comte de Ségur, envoyé du roi Louis XVI, il suffit de l’accuser publiquement d’avoir voulu acheter la maîtresse et les favoris : tout le monde le crut à Berlin et en Europe, le roi, les ministres et les favoris plus que personne.

Telle était l’étrange bande d’aventuriers qui s’était lancée à l’assaut