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embarrassée. Les Turcs, les Polonais, les Hongrois, les Belges, qu’il avait abandonnés après les avoir poussés en avant, l’accablaient de leurs reproches. Il avait rêvé d’être l’effroi du monde; il en devenait la risée. On se moquait de sa politique, de son armée, de ses femmes et de ses visions. « Savez-vous bien, écrivait Catherine[1], que l’entrevue du frère Gu avec Jésus-Christ est la chose du monde depuis longtemps qui m’ait fait le plus de plaisir ; si je pouvais faire la connaissance du juif (car pour sûr c’en est un) qui a fait le rôle du Sauveur, je ferais volontiers sa fortune, mais à une seule condition qui est qu’à la seconde entrevue il lui donne une bonne volée de coups de bâton sur le dos, et cela de ma part. »

Ce n’était point un juif qui remplissait le rôle de conseiller mystique du roi, c’était un bon Allemand, un Saxon nommé Steinert, auquel son talent de ventriloque avait conquis la confiance de Bischoffswerder. Ce dernier minait sourdement et depuis longtemps l’influence du ministre des affaires étrangères, le seul des conseillers de Frédéric qui eût résisté à l’assaut des favoris. Laissant à son « compère » Wœllner le département de la religion et de l’intérieur, il s’était réservé celui de la diplomatie occulte, dont Frédéric-Guillaume, à l’imitation de Louis XV, se servait pour seconder sa diplomatie officielle et plus souvent pour la combattre. Il représenta au roi qu’il avait fait fausse route, que le mal venait de ce qu’au dehors on avait continué à suivre en partie les faux erremens du précédent règne alors qu’on les abandonnait au dedans. Il fallait mettre la politique extérieure d’accord avec l’intérieure, les ramener au même principe qui était la lutte contre le mauvais esprit du siècle et la guerre aux révolutions. Celle de France menaçait tous les trônes; en l’étouffant, Frédéric-Guillaume s’attirerait la reconnaissance de l’Europe, se couvrirait d’une gloire immortelle en ce monde et s’assurerait une éternelle félicité dans l’autre. Il sauverait l’Allemagne et grandirait la Prusse. Ce plan avait pour conséquence une alliance avec l’Autriche : c’était le renversement complet du système de Frédéric. Bischoffswerder s’y employait avec ardeur. Le roi avait hésité longtemps entre les deux conseillers et les deux politiques : Herzberg le tenait par l’ambition inquiète et l’esprit de convoitise qui couvaient en lui; Bischoffswerder l’entraînait par son imagination, par ses goûts, par ses fantaisies, par ses faiblesses. La révolution française l’arracha à ses incertitudes et le décida pour le plan des favoris. Il crut en combattant la révolution concilier ses sentimens et ses ambitions, ses passions et ses intérêts.

  1. A Grimm, 1er septembre 1790.