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Il entra dans la croisade des rois, il en commanda même l’avant-garde; mais, en changeant brusquement sa politique, il demeura le même homme et apporta dans sa nouvelle entreprise la même incertitude de pensée, les mêmes velléités de grandeur combattues par les mêmes arrière-pensées de lucre. Un désintéressement absolu était la seule raison d’être et la seule condition de succès de la guerre dans laquelle il se jetait. Elle trompa toutes ses prévisions, déçut toutes ses espérances. Ni lui ni ses conseillers ne se trouvèrent à la hauteur des prodigieux événemens auxquels ils eurent à faire face. La résistance formidable de la France, le machiavélisme de la Russie, le désarroi de la vieille Europe, les trouvèrent éperdus et désorientés. Ils cherchèrent en vain en eux-mêmes une direction et un soutien; ils ne trouvèrent que la passion du gain et l’habitude de l’intrigue. L’une et l’autre dictèrent leur conduite. Entachées et viciées ainsi dans leur principe, leurs entreprises échouèrent. Les incertitudes de la diplomatie entravèrent les mouvemens de l’armée. La complexité des convoitises amena la contradiction des mesures. Ne cherchant partout que leur profit, ils le virent échapper partout à la fois. De là l’équivoque dans les engagemens, la duplicité dans la conduite, l’avortement des desseins mal conçus et des reviremens qui ont été justement qualifiés de trahisons. C’est ainsi qu’on les vit successivement livrer la Pologne aux Russes et la partager avec eux après avoir promis de la défendre; conspirer contre l’Autriche et l’abandonner brusquement après avoir recherché son alliance et l’avoir poussée a la guerre; donner le signal de la capitulation des dynasties après avoir prêché la croisade des rois; s’associer au démembrement de l’Allemagne après avoir pris les armes pour la protéger ; se faire les premiers associés de la révolution après avoir été ses premiers ennemis; joindre enfin à la perfidie prussienne, sans le génie de Frédéric, l’hypocrisie autrichienne, sans les vertus de Marie-Thérèse. Devenu suspect à tous, Frédéric-Guillaume prépara l’isolement de la Prusse en Europe après avoir hâté sa décadence à l’intérieur.

Les dix années de paix qui suivirent le traité de 1795 ne firent que retarder la catastrophe ; mais les causes qui la rendaient inévitable continuaient d’agir, et elles étaient toutes posées dès 1792. « Dans l’armée, dit M. Philippson, le caprice, la présomption, l’égoïsme, nul esprit de sacrifice, nul dévoûment au roi et à la pairie; dans l’administration, la brigue, l’indolence, la routine, la jalousie, peu d’aptitude, moins de zèle encore ; dans les classes supérieures, le désir des jouissances et la haine des efforts; un esprit qui dogmatisait, tranchait de haut et critiquait toutes choses sans aucune force de volonté ou de pensée, voilà où en était la Prusse à la fin du XVIIIe siècle. La haute discipline qui l’avait placée à un