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homme, non-seulement dans ces maladies mentales où la personnalité semble se dédoubler et s’opposer à elle-même, mais à l’état normal, dans la pleine jouissance de nos facultés[1]. Ne sommes-nous pas, en effet, l’homme de notre éducation et de notre milieu social, l’homme de nos habitudes, l’homme de notre profession et du rôle qu’elle nous oblige à jouer, l’homme enfin de nos passions et même autant d’hommes que nous éprouvons à la fois de passions diverses et contraires? Cette unité même qui s’établit et se maintient entre toutes ces personnalités distinctes dans une même personne n’est le plus souvent que celle de notre caractère, et notre caractère lui-même n’est que l’effet le plus général de nos habitudes héréditaires ou acquises. « L’habitude, dit l’habile psychologue Albert Lemoine, établit, pour les êtres qui sont capables de l’acquérir, entre les différentes parties de la durée, qui ne font que se succéder pour les autres êtres, une relation sans laquelle la vie même la plus haute est incompréhensible et impossible... Fixer ce perpétuel devenir, constituer un présent positif avec ces élémens négatifs, faire demeurer le présent; d’un point mathématique faire une ligne ou un solide ; résoudre cette difficulté d’arrêter le temps que rien n’arrête, telle est l’œuvre de l’habitude et le service qu’elle rend aux êtres vivans[2]. » L’habitude ne crée pas sans doute l’unité des êtres vivans; mais elle lui donne sa forme générale et constante, soit dans le développement de la vie physique, soit dans celui de la vie morale. Or, le moi, par son action propre, n’a qu’une part très limitée dans l’acquisition de ses habitudes. La plupart lui viennent de causes extérieures et plusieurs mêmes sont antérieures à sa naissance. Héréditaires ou acquises, elles entretiennent entre tous les êtres vivans cette solidarité qu’un des représentans les plus distingués de notre jeune génération philosophique, M. Marion, a étudiée au point de vue moral et qui ne se manifeste pas moins, soit dans l’ordre physique, soit dans l’union des deux ordres[3]. Il y a, par cette loi même de l’habitude, une étroite analogie entre la vie du corps et la vie du moi. Des deux côtés, un principe d’unité et de permanence ; des deux côtés aussi une complexité, une mobilité, un renouvellement perpétuel, un devenir, comme dit très bien Albert Lemoine, qui se fixe en un certain sens par l’habitude et qui, dans un autre sens, se dissout sans cesse en mille élémens disparates

  1. Voir sur les Variations de la personnalité à l’état normal, une étude curieuse, bien qu’excessive dans ses conclusions, de M. Paulhan. (Revue philosophique, juin 1882.)
  2. Albert Lemoine, l’Habitude et l’Instinct, 1875; Germer Baillière.
  3. Henri Marion, te Solidarité morale, 1879; Germer Baillière. — M. Marion vient de publier deux autres ouvrages : des Leçons de psychologie appliquée à l’éducation et des Leçons de morale (1882; Armand Colin), dans lesquelles il montre la même originalité de bon sens, libre de tout préjugé d’école.