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refusent à considérer le champagne comme du vin, liqueur défendue par le Coran. Il est partout des accommodemens avec le ciel! — L’intérieur des grandes mosquées de Serajewo est, comme toujours, blanchi à la chaux, et sur ce fond sont peints des versets du Coran ; le sol est couvert de tapis persans. Au fond sont deux pupitres ou tribunes, l’une pour les prières ordinaires, l’autre exclusivement réservée à celle qui est faite en grande solennité tous les vendredis pour le calife ; dans le mur, une pierre carrée, la Kibla, indique la direction sacrée de la Mecque.

Quelques jours après ma visite du bazar et des mosquées, une circonstance heureuse me permit de pousser une pointe au sud et à l’est de la ville, et comme Serajewo devait être le point extrême de notre voyage, je saisis avec empressement l’occasion qui m’était offerte d’une excursion dans les deux directions que notre itinéraire de l’arrivée et du départ laissait précisément de côté.


V.

Nous sommes donc partis un matin à cheval pour faire une excursion au sud de Serajewo, sur la route de Gorazda, accompagnés des deux braves kawas du consulat français, l’un mahométan, qui répond au nom de Mehemet, et l’autre chrétien, qui s’appelle Philippe Vakovitch; notre caravane se complétait par le beau chien Pseto, qui, lui aussi, fait respecter à sa manière le drapeau aux trois couleurs françaises.

Nous rencontrons d’abord la haute vallée de la Midljaska; rien de pittoresque comme ces gorges étranglées où passe le sentier que gravissent nos chevaux, munis d’excellentes selles anglaises, jouissance nouvelle depuis Brod. A une heure de Serajewo, nous passons la rivière Midljaska sur un vieux pont slave appelé le pont du Chevrier ou pont des Chèvres (Kozia Tchupria), et dont l’arche unique s’élève fièrement à une vingtaine de mètres, au moins, au-dessus du lit de la rivière. D’après la légende, ce pont est dû à la générosité d’un pauvre chevrier habitant la montagne voisine, qui, ayant trouvé un trésor, et témoin journalier des fréquentes noyades de voyageurs et de bêtes de somme qui avaient lieu en cet endroit dangereux, voulut « faire quelque chose de bon pour les hommes et laisser un souvenir de lui. » On voit que le charitable pâtre a réussi, si la légende dit vrai, puisqu’aujourd’hui encore son nom est béni par tous les voyageurs.

Le sentier, véritable casse-cou, suit le tracé probable du futur chemin de fer qui, à travers un long défilé de plus de 250 kilomètres coupé par des contreforts secondaires et des cours d’eau encaissés, reliera Serajewo à Mitrovitsa. Ce sentier serpente dans l’étroite vallée en suivant les sinuosités du torrent; et un peu