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à la suite d’une série malheureuse, elle entr’ouvrit d’un mouvement plein de rage son corsage et déchira jusqu’au sang son sein soulevé; elle ne s’aperçut pas qu’un inconnu qui suivait des yeux et avec la plus vive anxiété le mouvement tournant de la roulette, appuyait une main distraite sur son épaule nue. Je ne vis Là qu’un seul personnage convenable de ton et de manières, — un noble dans la gêne ou un ancien maître à danser. — C’était un vieillard aux cheveux très blancs, à la cravate très blanche et à l’habit constellé de décorations; il offrait gratuitement ses services et ses conseils aux nouveaux débarqués. Le minimum de l’enjeu était alors de 2 francs à la roulette et de 5 francs au trente-et-quarante. En échange de belles pièces de 5 francs, le vieillard vous donnait des jetons en argent d’une valeur de 2 francs, sur lesquels on lisait ces mots : Cercle de Monaco. Cela mettait les émotions du jeu à la portée de toutes les bourses et contraignait ceux qui possédaient de la monnaie du cercle, quand sonnait l’heure du départ, à la jeter au hasard sur un numéro de roulette. Le joueur ayant une chance favorable contre trente-cinq chances contraires, on devine aisément aux mains de qui restaient les jetons.

Tels étaient, en résumé, les jeux de Monaco en 1862, tel était aussi à cette époque le littoral. Quels gigantesques changemens se sont produits depuis! Il nous faudra aussi en donner un aperçu, mais en protestant d’avance contre ce mensonge propagé par la société des jeux, que c’est à elle, à elle seule, qu’est due cette merveilleuse transformation. Non, le mérite en revient aux familles riches, à celles de sir Robinson Woolfield et de lord Brougham en tête, à tous ceux qui ont mis à la mode les stations d’hiver et d’été, à la prolongation des chemins de fer de Toulon à la frontière italienne, à un beau ciel, aux sites admirables d’une contrée dont toutes les merveilles sont loin d’être connues de ceux qui l’habitent et même de ceux qui y sont nés. Il n’y aurait même rien de trop paradoxal à soutenir que c’est lord Brougham qui a découvert Antibes d’abord, Cannes ensuite, et M. Blanc les Spélugues, nom de l’emplacement où s’élève le casino de Monte-Carlo.

Lord Brougham, dans ses promenades de convalescent sur les bords de la Méditerranée, avait découvert ce site d’Antibes, et sans hésiter, lui donnant la préférence sur les autres parties du littoral, il se présenta chez quelques propriétaires pour leur acheter des terrains. Mais le nom de l’éminent homme d’état était célèbre, même chez les Antibois, et ils mirent en avant des prétentions exorbitantes. Lord Brougham se rejeta alors prudemment sur Cannes. Il y fit construire une confortable villa, et bientôt, à son exemple, des étrangers riches, des familles les plus opulentes et portant