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écrivait à l’un de ses amis à ce sujet. « Etrange apparition ! au sortir de ces grandeurs de la nature, nous voilà jetés en pleine immondice de civilisation moderne. Au pâle éclair de la jeune lune, au pied du gros rocher qui dort dans l’ombre, au mystérieux gémissement du ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe, au caquetage des filles chiffonnées et fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre et le bruit implacable de la roulette. Il y a là des jeunes femmes qui jouent pendant que sur des sofas des nourrices allaitent leurs enfans. Une jolie petite fille de cinq à six ans s’y traîne et s’endort accablée de lassitude, de chaleur et d’ennui. Sa misérable mère l’oublie-t-elle, ou rêve-t-elle de lui gagner une dot? Une vieille dame étrangère est assise au jeu avec un garçonnet de douze ans qui l’appelle sa mère. Elle perd et gagne avec impassibilité. L’enfant joue aussi, et très décemment, il a déjà l’habitude. Dans la vaste cour que ferme le mur escarpé de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées errent autour d’un café. On dirait qu’elles ont froid, mais peut-être regardent-elles avec convoitise le verre d’eau glacée qu’elles ne peuvent plus payer. On en rencontre sur le chemin qui s’en vont à pied, les poches vides; il y en a qui vous abordent et qui vous demandent presque l’aumône d’une place dans votre voiture pour regagner Nice. Les suicides ne sont pas rares. Les garçons de l’hôtel ont l’air de mépriser profondément ceux qui ont perdu, et à ceux qui se plaignent d’être mal servis, ils répondent en haussant les épaules: «Ça n’a donc pas été ce soir? »

« On dîne comme on peut dans une salle encombrée de petites tables que l’on se dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles à la recherche d’un dîner et d’un ami qui le paie. On retourne un instant aux salles de jeux pour y guetter un drame, Moi, je n’y peux tenir; la puanteur me chasse. Nous courons au rivage, nous gagnons la ville qui s’élance en pointe sur une langue de terre délicieusement coupée au milieu des flots. Elle aussi, cette pauvre petite résidence, semble vouloir fuir le mauvais air du tripot et se réfugier sous les beaux arbres qui l’enserrent. Nous montons au vieux château sombre et solennel. La lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais du prince est charmant et nous rappelle la capricieuse deumeure du gouverneur à Mayorque. La ville est muette et déserte à neuf heures du soir. Nous revenons par la grève, où la mer se brise par de rares saccades au milieu du silence. La lune est couchée. Le gaz seul illumine le pied du grand rocher et jette des lueurs verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les orangers de jardin. La roulette va toujours. Un rossignol chante, un enfant pleure... »

Menton est la localité la plus rapprochée de Monte-Carlo, Elle ne