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désespéré ne se prolongera pas, et la jeunesse perd bien vite le sentiment d’un danger qui n’est point immédiat. Ce genre d’amour dont je parle est le maître du cœur humain ; il peut fleurir à la face même de la mort et se nourrir du chagrin le plus sincère. Il sait se dérober à lui-même. Il prend bien des formes, s’appelle de bien des noms. Nous en savons assez pour être sûrs qu’Egérie le ressent. Osez dire que vous n’avez rien vu pour votre part ? Affirmez seulement que vous n’avez rien fait pour être aimé ?

— Vous interprétez singulièrement, dit Ford, la pitié que je témoigne à un abandonné…

— Parlez-vous de l’ami Boynton ? Il n’est pas abandonné. Nous sommes à lui tous tant que nous sommes.

— Enfin ma présence paraît lui faire quelque bien, quoique je ne comprenne guère pourquoi par exemple ! Si vous saviez dans quelles circonstances j’ai rencontré ces gens-là, vous jugeriez s’il y a la moindre raison pour que miss Boynton et moi nous nous aimions.

— Mais, interrompit Elihu, l’amour n’a pas besoin de raisons. J’ai appris cela bien avant d’être appelé…

Bref, Ford se défend faiblement d’être amoureux, il esquive les déclarations catégoriques, et se voit forcé, par la confiance même que frère Elihu professe en sa loyauté, de repartir pour Boston. Mais il en revient vite après la mort du docteur, et rien n’est plus touchant que la protection pleine de scrupules accordée par cette colonie d’ascètes aux projets des deux amans. Les shakers ne renoncent pas sans regret à la perspective un instant assurée de garder Égérie dans leurs rangs et à la chimère plus ambitieuse de convertir aussi le frère Ford, mais, la fureur du prosélytisme ne comptant pas parmi leurs défauts, ils reconnaissent qu’une vertueuse union est encore ce qu’il y a de mieux dans les choses terrestres. Aucune opposition ne viendra de leur côté. Une certaine sœur Frances, qui garde un cœur tendre sous son grand fichu et une imagination romanesque sévèrement réprimée au fond du long couloir qui lui sert de chapeau, sœur Frances, un type exquis de mystique aimante et quasi-maternelle, favorise plus que ne le permet sa conscience peut-être les explications assez difficiles qui ont lieu entre Egérie et Ford. Le croirait-on, l’obstacle vient de la jeune fille, passionnément éprise pourtant, mais tourmentée de terreurs superstitieuses que Boynton par-delà le tombeau lui a léguées. Depuis qu’elle est restée orpheline, la pauvre créature s’accable de reproches. Pourquoi pense-t-elle sans cesse à Ford ? Il a été longtemps l’ennemi de son père ; il l’a éveillée elle-même d’une main violente, presque brutale, du sommeil mystérieux qui depuis ne s’est plus renouvelé,