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Un soir d’hiver, à minuit, le traîneau du beau Bartley, rédacteur en chef de la feuille locale, s’arrête devant la maison du squire Gaylord, où tout le monde est couché, sauf Marcia ; celle-ci ouvre la porte au visiteur et commence avec lui, près du poêle, un entretien familier qui flotte sur les confins de la flirtation et de l’amour. Le prétexte de cette visite nocturne est une promenade en traîneau pour le lendemain : la jeune fille accepte après une résistance modérée, elle va jusqu’à permettre un baiser encore timide, et quand Bartley s’est éloigné, pose elle-même ses lèvres sur le bouton de la porte qu’il a touché. Son père descend par hasard au moment même ; c’est un vieillard inflexible quand le devoir est en jeu ; pourtant son apparition imprévue ne déconcerterait nullement Marcia s’il ne s’avisait de lui demander : — Êtes-vous engagée à Bartley Hubbard ? — Là-dessus, elle rougit, car, de fait, elle n’est pas engagée, aucune parole décisive n’a été prononcée ; mais le lendemain Bartley revient en plein jour, il est piqué de la froideur de Marcia, que la question de son père a fait réfléchir ; dans son désir de ramener un sourire de confiance et d’abandon sur ses jolies lèvres, il lui dit enfin très nettement qu’il l’aime, qu’il ne peut vivre sans elle :

— Maman, nous sommes engagés ! crie Marcia Gaylord à sa mère qui entre au moment où, assise sur les genoux de Bartley, elle forme avec lui des projets d’avenir. Autant vous l’annoncer tout de suite, puisque vous le savez déjà. Bartley dîne avec nous pour faire part lui-même à papa de la grande nouvelle. Ah ! que je suis heureuse !

La mère et la fille s’embrassent, puis Mme Gaylord quitte discrètement la chambre, où sa présence pourrait être gênante. Des explications sérieuses ont lieu entre les fiancés : Marcia est jalouse et elle en convient ; elle a beaucoup souffert déjà des légèretés de Bartley, légèretés assez innocentes du reste. Il a flirté dans la société de Boston, il a de nombreuses correspondances avec les demoiselles de cette ville, où il a fait ses études. L’échange de lettres, accompagnées souvent de photographies, est autorisé parmi les jeunes gens des deux sexes en Amérique ; cette intimité ou ce badinage épistolaire n’engage à rien et remplit le temps. Bartley a aussi regardé d’un peu trop près les jolies ouvrières d’Equity, mais il jure de n’avoir plus d’yeux que pour Marcia et celle-ci promet de ne jamais lui demander compte du passé ; peut-être leur sera-t-il à l’un et à l’autre difficile de tenir ce double serment. Ils sont à peine fiancés depuis quelques heures ; ils ont à peine eu le temps de faire ensemble la fameuse promenade en traîneau, serrés l’un contre l’autre, sous les fourrures, dans le paysage tout blanc de neige, quand Marcia, pour sa part, est mise à l’épreuve. Le vieux père ivrogne d’une jeune fille passablement effrontée qui travaille à