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pour frères sans distinction de communion et mettaient les biens en commun. Peu de mois après, un journal de Pétersbourg insérait une correspondance de Tver où revenait le nom de Vassili Sutaïef : sur une dénonciation du prêtre de la paroisse, le tribunal local avait fait comparaître ce paysan, qui s’était refusé à laisser baptiser son petit-fils. Après ces deux indications assez vagues, le nom de Sutaïef n’avait plus reparu dans la presse ; nul n’avait fait attention à ce fait divers ; les correspondances en apportent chaque jour de semblables des fonds inconnus de la province russe ; la capitale les écoute d’une oreille distraite, habituée, comme les gens de Naples écoutent des bruits souterrains qui viennent on ne sait d’où. L’écrivain de la Pensée russe, relevant un document nouveau pour ses études, résolut de procéder lui-même à une enquête ; il partit pour Tver durant l’été de 1881 et s’achemina vers le district de Torjok. Laissons-le consulter les autorités du pays et tâchons de comprendre ce qu’est ce pays, comment il doit former ses enfans : la créature humaine signifie bien peu si on l’abstrait du milieu où elle vit ; pour savoir ce qu’un homme pense, c’est-à-dire comment il regarde avec les yeux de l’esprit, l’observateur doit se placer au point d’où cet homme regarde.

Citadin de nos villes, campagnard de Normandie ou de Touraine, voulez-vous, pouvez-vous quitter une heure le monde intellectuel où vous ont établi les mille causes qui pétrissent votre âme à son insu ? Votre plus fugitive pensée est la résultante de ces mille causes : une nature et un climat modérés, une terre maîtrisée par un travail acharné, façonnée au gré de vos goûts et de vos besoins, un dépôt séculaire, lentement accru, de connaissances, d’améliorations matérielles et sociales, une église et un état particuliers à votre génie, une suite de révolutions historiques, des droits achetés par d’âpres luttes, une vie relativement aisée et douce, une atmosphère où les idées circulent nombreuses et rapides, en un mot, tous les agens patiens qui vous font à toute heure ce que vous êtes. — Tout autre est le monde où je vous conduis, dans ces cantons de la Russie septentrionale qui vont des sources du Volga à la Mer-Blanche. La nature et le climat du Nord : un ciel triste, implacable ; une terre sauvage, à peine domestiquée, si je puis dire, échappant sur d’immenses étendues aux prises de l’homme, l’accablant de sa puissance élémentaire ; plate ou faiblement ondulée, cette terre aux horizons fuyans rappelle la mer, et, comme elle, écrase et disperse la pensée. À perte de vue, sur les croupes basses, noircissent des forêts de sapins ou des taillis de bouleaux, pâles et rabougris ; dans les replis, des landes buissonneuses de genévriers et d’épines, des champs de bruyères et d’airelles ; des marais, toujours des marais, un solde mousse, élastique et spongieux, qui trompe le regard, se dérobe