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au bureau de police, rempli un devoir, assuré sa sécurité, mais déboursé de son argent. Après toutes ces observances matérielles, rien n’a renouvelé et assaini son être moral. Entre le prêtre qui chante et lui aucun lien spirituel ; c’est un fonctionnaire de la commune, et comme tous les fonctionnaires, celui-ci représente avant tout aux yeux du paysan une des nombreuses incarnations du collecteur d’impôts. Quand ce pasteur apparaît de loin en loin chez ses ouailles, on ferme la porte, on se dérobe : on sait qu’il vient pour demander de l’argent. Trop souvent on le méprise, lui voyant les mêmes soucis qu’au pauvre monde, la même peine sur la glèbe, parfois les mêmes vices grossiers.

Ainsi, dans l’ordre spirituel, nul appui pour le paysan. Trouvera-t-il cet appui dans l’ordre temporel, chez ceux qui l’entourent ou l’administrent ? Ceux qui l’entourent ? Des misérables comme lui ; c’est à peine si l’on compterait à cent verstes à la ronde trois ou quatre privilégiés de la fortune et de l’intelligence, qui ne s’inquiètent guère de descendre dans l’âme du peuple. Ceux qui l’administrent ? Ses rapports avec l’administration sont ceux de contribuable à percepteur ; elle ne se manifeste que pour prélever les divers impôts qui lui enlèvent jusqu’à 50 pour 100 du produit de la terre. Par suite d’une organisation communale défectueuse qui isole légalement le paysan, rien de semblable aux relations de confiance et de bon conseil, si habituelles chez nous entre le campagnard honnête et son maire, son juge de paix, son conseiller-général ; autrefois ces relations existaient souvent de serf à seigneur ; aujourd’hui plus rien que le redoutable ispravnik[1] avec son arbitraire quelquefois intéressé. Par la force et la faute des siècles, malgré les bonnes intentions d’en haut, le peuple russe vit dans l’arbitraire d’en bas, il ne peut faire un mouvement sans s’y embourber, comme dans l’eau de ses marais ; il en a certes la longue habitude, et pourtant cet arbitraire blesse toujours un instinct d’équité, tombé dans son esprit Dieu sait d’où, mais vivace et sensible.

  1. C’est le premier et souvent le seul administrateur du district ; un chef de police qui a quelques-unes des attributions d’un sous-préfet et le devoir de faire rentrer l’impôt. On m’accusera peut-être en Russie d’avoir noirci à plaisir ce tableau ; on objectera avec raison que les progrès matériels et moraux des dernières années ont adouci bien des traits, multiplié les communications, développé l’agriculture, réformé l’esprit administratif, etc.. Le district de Torjok, en particulier, est maintenant traversé par un chemin de fer qui en modifie rapidement l’aspect. Je prie mes contradicteurs d’entrer dans ma pensée : j’ai voulu peindre les conditions dans lesquelles la race s’est formée et maintenue jusqu’à la génération contemporaine ; le tableau, qui est encore vrai pour maint endroit, l’était pour tout le Nord il y a peu d’années, et cela depuis des siècles. C’est ce qu’il importait d’établir. L’influence des améliorations actuelles sur la direction des idées populaires ne se fera sentir, comme toujours en pareil cas, que dans la génération à venir.