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le profond calculateur dont on vantait les savantes combinaisons. Il l’envisageait comme un rêveur friand d’aventures, d’entreprises hasardeuses et téméraires, possédé de l’amour des coups de théâtre. Il écrivait à M. de Manteuffel le 13 avril 1855 : « D’après tout ce que j’ai entendu dire dans ces dernières années du caractère de Louis-Napoléon par des gens qui le connaissent bien, le goût d’étonner et de faire précisément ce que personne n’attend est chez lui une passion maladive. Un vieux diplomate français de sens rassis me disait naguère : « Cet homme va nous perdre ; il finira par faire sauter la France pour un de ces caprices que l’impératrice débite à son déjeuner. »

M. de Bismarck s’était appliqué de bonne heure à deviner l’énigme du sphinx que l’Europe interrogeait du regard et dont elle attendait en suspens les moindres paroles. Depuis longtemps il avait décidé que Napoléon III n’était pas un personnage aussi dangereux qu’on voulait bien le dire, qu’à force de chercher les occasions, ce taciturne en fournirait aux autres, qu’il s’agissait seulement de savoir le prendre, et il l’étudiait curieusement comme un bon ouvrier étudie son outil pour découvrir la manière de s’en servir. Dès le lendemain du congrès de Paris, il adressait à son gouvernement les remarquables dépêches dont nous parlions plus haut, et les conseils qu’il donnait à M. de Manteuffel pouvaient se résumer comme suit : « Si jamais il se forme une alliance franco-russe contre l’Autriche, mettez-vous hardiment du côté du manche. Vous auriez tort de surfaire la puissance de l’Autriche ; forte pour l’offensive, elle est faible pour la résistance, occupez-vous de profiter des graves embarras qu’on lui prépare. L’Allemagne est trop étroite pour nous et pour elle. Nous cultivons ensemble le même champ, elle contestera toujours nos droits de propriété et de jouissance, elle est le seul état pour qui nos pertes soient un profit, le seul sur qui nous ayons quelque chose à gagner. Certains débats ne se vident que par le fer et le sang. Depuis le règne de Charles-Quint, le dualisme germanique a produit une fois au moins par siècle une grande guerre intérieure ; tenez pour certain que, dans ce siècle aussi, il n’y aura pas d’autre moyen de mettre l’horloge allemande à l’heure qu’elle doit marquer. Ne vous laissez pas enguirlander par le cabinet de Vienne, qui cherche déjà à prendre ses précautions. Gardez-vous de conclure aucun arrangement avec lui ; aussitôt qu’on vous saura les mains liées, vous cesserez d’être intéressans, et personne ne se souciera de vous. Gardez-vous surtout de garantir à l’Autriche ses possessions italiennes ; elle s’empresserait de le faire savoir à Paris et à Saint-Pétersbourg, la France se croirait provoquée, la Russie se refroidirait pour vous. Il ne s’agit pas en ce moment de nous défendre contre la démocratie, mais de faire de la politique de cabinet. Votre devoir est de cultiver soigneusement vos bonnes relations avec l’empereur de Russie et de vous mettre en état