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Voilà qui serait bien jugé. Ah ! comme ce serait mieux ! — On dit qu’on va exiger vingt roubles pour les passeports. Le tsar a remarqué que le peuple commence à quitter la terre, que tous vont à Piter, cela ne lui plaît pas. — On travaillerait volontiers la terre, mais il n’y a pas de quoi travailler. — Oui, oui, c’est là notre grand malheur ! »

Et la conversation retombe insensiblement sur la plaie vive du village, la question agraire. Durant mon séjour à Poviède, j’ai eu deux fois l’occasion de causer de ce sujet brûlant. Un jour, j’allais à Chévélino avec un vieux paysan de ma connaissance ; peu à peu l’entretien prit un tour intime. « Que je vous demande, fit le vieillard en changeant de voix, sur un ton irrésolu et confidentiel ; — qu’y a-t-il de vrai par rapport à la terre ? — Quelle terre, Ivan Michaïlitch ? — Il y a comme cela des bruits… Je sais bien que les gens bavardent, c’est peut-être faux… et peut-être il y a du vrai… » Il me regardait en face avec une attention concentrée. Je le voyais venir, mais je faisais mine de ne pas comprendre. Après s’être engagé dans beaucoup de circonlocutions diplomatiques, Ivan Michaïlitch revint à son point de départ : « Les gens assurent qu’il y aurait une distribution pour les paysans… il en sortirait une petite augmentation de terre ; est-ce vrai, oui ou non ? — Et où prendrait-on de la terre pour une nouvelle distribution ? — Tiens, c’est juste, où la prendrait-on ? Comme les gens sont menteurs, pourtant ! Hue, rosse ! » Et, sans aucune nécessité, il frappa sa bête, qui trottait bravement. Il y eut un silence. Un moment après, Ivan Michaïlitch se pencha vers moi : « Ce serait donc des riches… un tout petit peu… pour que tous les paysans en aient… — Comment prendre aux uns pour donner aux autres ? Ce serait-il équitable ? — Non vraiment ! Que dire à cela ? « accorda aussitôt Ivan Michaïlitch ; et le cheval attrapa un second coup de fouet. Nouveau silence. « On dit qu’on donnera de l’argent en échange aux seigneurs et aux marchands, le prix de la terre, après évaluation… »

J’eus beau raisonner mon interlocuteur, je vis que je ne l’avais pas convaincu de la fausseté des « bruits. » Il changea de conversation et parla de la récolte. Une autre fois, un moujik me demanda tout à coup en causant : « Qu’est-ce qu’on fera avec les terrains incultes ? Y a-t-il ou non des bruits ? — Quels terrains incultes ? — Cela s’entend, les terrains incultes. » Et le moujik me fit un signe d’intelligence, avec son sourire le plus malin. « Je ne comprends pas de quoi tu veux parler. — Des terrains que les riches détiennent ; est-ce qu’ils nous reviendront, ou bien non ? — D’où as-tu pris cela, qu’ils vous reviendraient ? — Est-ce qu’il n’y aura pas un partage ? fit-il avec étonnement. — Mais qui t’a raconté cela ? — Voilà, c’est que… nous l’attendons. »

Beaucoup de questions ont mûri, s’agitent et bourdonnent dans la tête du moujik. Jamais la vie du peuple n’a présenté un intérêt plus puissant et plus palpitant qu’en ce moment. Tous ceux qui ont vécu