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cultive à son gré, il est maître chez lui. Quant à la conquête morale des colonies, ce sont les associations protestantes qui en font principalement les frais. Elles ont des revenus énormes, dus à la libéralité des fidèles, et elles les dépensent sans compter. Elles ont également un personnel inépuisable, que le climat et les maladies déciment sans le réduire, car ceux qui tombent sont immédiatement remplacés par de nouveaux venus. Chez nous, les missions catholiques servent au même usage. Quoique moins riches que leurs rivales, elles ont également des ressources qui ne s’épuisent jamais. Les hommes ne leur manquent pas davantage. Ils peuvent périr en grand nombre, le zèle de leurs successeurs ne se ralentit pas, et comme aucun d’eux n’attend sa récompense dans ce monde, il n’est pas nécessaire de leur préparer de grasses sinécures lorsqu’ils reviennent, ruinés et perclus, de leurs lointaines missions.

Mais quand il serait matériellement possible de remplacer les milliers d’écoles religieuses qui remplissent le monde par des écoles laïques, croit-on que l’entreprise ne rencontrerait pas des difficultés politiques insurmontables ? Je me bornerai à parler de l’Orient méditerranéen, le seul que j’aie exploré. Il est, on le sait, sous la domination des Turcs, et l’on n’ignore pas non plus qu’à l’époque où nous sommes, les désastres de l’empire ottoman ont réveillé dans l’âme des Turcs les vieilles haines, les vieilles colères contre les chrétiens. La Turquie sent qu’elle s’en va, et, dans sa détresse, elle fait pour se sauver un appel suprême au fanatisme musulman. Elle renonce à être un état, pourvu qu’elle soit une ligue religieuse formidable. Et c’est dans un pareil moment que l’état français entreprendrait d’établir tout un ensemble d’écoles dans le territoire turc ! Le gouvernement de Constantinople ne le lui permettrait jamais ! Convaincu que ces écoles seraient l’avant-garde d’une armée d’invasion, il s’opposerait formellement à leur création, et, comme il aurait parfaitement le droit de le faire, on ne voit pas de quelle manière la France viendrait à bout de ses résistances. Au besoin, les grandes puissances rivales le soutiendraient dans son opposition à nos projets ; au besoin même, elles seraient les premières à éveiller ses craintes, à susciter ses susceptibilités. D’ailleurs, les populations feraient campagne avec lui. L’Orient est encore trop religieux, trop intéressé au maintien des communautés religieuses pour qu’on puisse admettre que les familles musulmanes ou chrétiennes envoient leurs enfans dans des écoles qu’on ferait passer à leurs yeux pour athées. Voyez ce qui se passe dans nos provinces de l’Ouest, où les nouvelles lois sur l’enseignement primaire restent inappliquées, grâce à la protestation unanime des populations. Quelle différence pourtant entre les populations françaises, même de l’Ouest, et les populations orientales !