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que, dans un entretien si abondant et circonstancié de l’auteur avec lui-même, il n’ait rien accordé de son attention et de ses souvenirs au milieu de famille ou de société où il vivait, aux différentes personnes avec lesquelles il était en contact perpétuel, et dont les habitudes, les caractères, les sentimens devaient agir diversement sur lui. Et cependant, sauf quelques allusions à ses amis, les péripatéticiens du Salève, sauf quelques mots discrets concernant sa sœur et ses neveux, le journal, tel qu’on nous le donne, est muet, d’un mutisme invraisemblable ; le silence règne sur tout le petit monde qui entoure l’auteur. Quelles émotions personnelles, quels troubles de sentiment, quels orages venus du dehors ont traversé sa vie, on l’ignore. À peine parfois un regret, un accent de résignation douloureuse, comme au lendemain d’un roman interrompu, qu’on devine sans en avoir les élémens. Il en résulte un singulier effet de psychologie abstraite. On dirait d’une vie écoulée en dehors des émotions humaines, dans le pur littéraire ou la philosophie transcendante ; par bonheur, une large place est faite à la contemplation de la nature ; c’est par ce côté seulement qu’il entre de l’air et de la lumière dans ce moi renfermé en lui ou qui n’échappe à lui-même que par la spéculation et le rêve.

En revanche, quelle variété et quelle profondeur d’analyse ! Au fond, comme le journal le répète avec insistance, il n’y a pour l’auteur qu’un objet d’études : les formes et les métamorphoses de l’esprit ou plutôt de son esprit, à travers lequel il essaie de percevoir l’esprit humain lui-même. « Je me suis toujours pris comme matière à étude, et ce qui m’a le plus intéressé en moi, c’est l’agrément d’avoir sous la main un homme, une personne, dont je pouvais sans importunité et sans indiscrétion, suivre toutes les métamorphoses, les secrètes pensées, les battemens de cœur, les tentations, comme échantillon de la nature humaine. C’est impersonnellement, philosophiquement, que mon attention s’est attachée à ma personne. On se sert de ce qu’on a, et il faut bien faire flèche de son propre bois. Mais pour avoir le portrait juste il faut montrer les dix hommes qui sont en moi, suivant les temps, les lieux, l’entourage et l’occasion ; je m’échappe dans ma diversité mobile[1]. » Ce qui nous frappe dès les premières pages, c’est l’étrange résolution de renoncer à toute ambition personnelle ou plutôt la conscience de n’avoir pas ce qu’il faut pour en réaliser aucune. Pendant que ses amis, en le voyant arriver d’Allemagne, « chargé de science, mais portant le poids de son savoir légèrement et agréablement, » augurent avec la plus extrême faveur de son avenir, voici ce que, rentré

  1. Journal intime, p. 234.