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se cacherait-il pas un piège subtil ? Oui, et l’analyse l’y découvre sans trop de peine. Ah ! comme les choses humaines sont obscures et mêlées ! Il faut se défier même de ce souci de la perfection qui paralyse nos forces. Il y a là une perversion secrète. « Au fond, se demande le moraliste alarmé, ne serait-ce pas l’amour-propre infini, le purisme de la perfection, l’inacceptation de la condition humaine, la protestation tacite contre l’ordre du monde qui ferait le centre de mon immobilité ? C’est le tout ou rien, l’ambition titanique et oisive par dégoût, la dignité offensée et l’orgueil blessé qui se refusent à ce qui leur paraît au-dessous d’eux ; c’est l’ironie qui ne prend ni soi ni la réalité au sérieux par la comparaison avec l’infini entrevu et rêvé ; c’est peut-être le désintéressement par indifférence qui ne murmure point contre ce qui est, mais qui ne peut se déclarer satisfait ; c’est la faiblesse qui ne sait pas conquérir et qui ne veut pas être conquise ; c’est l’isolement de l’âme déçue qui abdique jusqu’à l’espérance[1]. » — Reconnaissons là une des formes, une des phases de la même maladie. Il faut bien prendre garde qu’elle n’est pas toujours innocente ; elle peut être une faute grave en même temps qu’elle est une infirmité. Que faut-il faire pour se guérir ? Opposer à ce mécontentement qui se dissimule sous l’indifférence le vrai renoncement dont le signe est la charité. Il faut aimer, il faut agir. Et comment retrouver le courage de l’action ? En s’abstenant de trop analyser, en laissant revenir peu à peu en soi l’inconscience, la spontanéité, l’instinct qui rattache à la terre et qui dicte le bien relatif et l’utile[2].

Ici intervient une invocation assez inattendue à la Providence. Une sorte de mysticisme chrétien se mêle, par intervalles, à la conscience panthéiste qu’il a de l’infini en lui, de l’impersonnel dans sa personne illusoire et momentanée. Tout cela s’arrange comme il peut, sans que nous ayons à nous en mêler. A la destinée vengeresse dont l’idée le paralyse Amiel oppose la paternelle. Providence dont l’idée le calme. Si la croyance à l’irréparable le glace au point de vue humain et suspend son action, il pourra retrouver la force de l’achever « en croyant plus pratiquement à la Providence, qui pardonne et permet de réparer. »

Une dernière cause de son inaptitude à la production spontanée, c’est ce qu’il appelle, avec ses inquiétantes réminiscences de l’université de Berlin, « son essentielle objectivité dans l’ordre intellectuel[3]. » Comme il y revient souvent dans son journal, il faut

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  2. Page 57.
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