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les menaces du colonel il répondait par l’offre d’une controverse en règle. Le brave soldat, peu ferré sur cette partie, opposait aux textes de saint Mathieu les textes du code militaire et jurait contre l’obstiné ; il finit par le jeter au cachot. Le réfractaire refusa toute nourriture ; le troisième jour, il fallut bien le relâcher. « Je ne savais plus que faire, racontait à M. Prougavine cet officier, et cependant, voyez-vous une compagnie d’infanterie armée de glaives spirituels ? Rien n’a pu vaincre ce fanatique ; on a dû l’interner dans une compagnie de discipline à Schlüsselbourg. » Il y est toujours ; Sutaïef ne sait rien de ce fils ; quand il parle de lui, il a dans la voix un accent particulier fait de douleur paternelle et d’orgueil d’apôtre : c’est le premier martyr de la nouvelle foi.

Que pense le novateur de l’état ? Sans doute il n’aperçoit pas le faîte et les grands rouages de l’énorme machine, construite au-dessus de lui, hors de portée de sa vue ; il n’en connaît que les dessous, les petits ressorts qui le blessent directement et qui pèsent sur lui de tout le poids de la lourde masse qu’ils supportent eux-mêmes. Quand il parle des juges, il ne conçoit que son tribunal paysan ; le pouvoir, pour lui, c’est le starchina, son maire de village, l’ispravnik, son chef de district, les officiers de la police rurale. Il leur applique son infaillible règle évangélique et recule épouvanté. Il a sa politique : lui aussi pourrait l’intituler en toute vérité la Politique tirée de l’Écriture sainte ; ses prémisses sont exactement les mêmes que celles de Bossuet ; seulement il les suit jusqu’au bout de la logique, tandis que le génie du bon sens se dérobe à elle. Plus on mesure les idées pures sur les phénomènes de la vie, plus on se convainc que la raison nous a été donnée pour résister à la logique. Celle de Sutaïef laisserait peu de sociétés sur pied ; d’après lui, il y a « de bons et de mauvais pouvoirs, » et je crains fort que les bons ne soient introuvables, car les mauvais sont tous ceux qui demandent des impôts et des recrues, font la guerre et[mettent des hommes en prison. Ceci est la théorie abstraite, bâtie sur l’interprétation littérale de quelques textes ; ajoutez-y l’expérience pratique des petites injustices, des petites exactions de chaque jour, et vous comprendrez ce que doivent être les anathèmes de Sutaïef contre la société où il vit. Il n’y a rien de plus terrible qu’un raisonnement absolu corroboré par une souffrance personnelle. Il a fallu bien des épreuves et un formidable travail d’émancipation dans ce cerveau pour y ébranler une notion d’obéissance passive doublement enracinée : par l’instinct du paysan russe, par la foi dans l’évangile qui ordonne la soumission politique. En faisant effort pour concilier ce précepte avec ceux qui condamnent l’injustice, Sutaïef a inventé sa théorie des bons et des mauvais pouvoirs ; il est arrivé à un compromis bien familier au peuple russe : le mauvais pouvoir, c’est « l’autorité, » c’est-à-dire