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appartient. C’est ainsi que demeure toujours vraie la fameuse pensée de Lucrèce :

Et quasi carsores vitai lampada tradunt[1],


Si même on veut pénétrer plus avant dans les mystérieux desseins des forces qui nous régissent, on trouvera, je crois, que l’effort de la nature n’est pas tant d’assurer la perpétuité de l’espèce que de maintenir la perpétuité de la matière vivante. Bien des races ont disparu, bien des espèces se sont éteintes dont les vestiges fossilisés sont déposés dans les entrailles de la terre. À ces formes vivantes d’autres formes vivantes ont succédé, puis d’autres, puis d’autres encore. La vie est restée. Sur la terre il y a toujours des êtres vivans. Les individus, et même les espèces, ont passé, et, dans cette course hâtive vers un but que nous n’entrevoyons pas, et qui n’existe peut-être pas, la nature a tout sacrifié, individus et espèces, pour aboutir à ce grand fait : l’universalité de la vie sur la terre et dans les mers.

La lutte ardente qui règne incessamment entre tous les êtres produit un immense résultat. Les faibles périssent : les forts résistent ; et comme à chaque génération ce sont les plus forts qui survivent, cette force, transmise par l’hérédité, va toujours en augmentant chez les générations nouvelles. Chaque génération est en progrès sur la génération qui l’a précédée. Si petit que soit ce progrès, il existe toujours, et comme il se perpétue indéfiniment, et comme la nature dispose de millions et de millions d’années, il s’ensuit une amélioration perpétuelle, un progrès constant.

Si la nature a un but, voilà son but.

On peut dire qu’elle tend constamment à donner aux êtres vivans des formes et des organes de plus en plus parfaits. Oublions pour un moment l’hypothèse des créations brusques faites avec le néant. N’y a-t-il pas plus de grandeur dans cette hypothèse que l’œuvre de la nature, au lieu d’être achevée du premier coup, va sans cesse en se perfectionnant, qu’elle est en voie d’amélioration progressive ; que la matière vivante, disséminée sur la surface de la terre, tend à acquérir des formes de plus en plus belles, des forces de plus en plus parfaites, un équilibre de plus en plus

  1. Cette pensée a été bien traduite par Mme Ackermann :
    Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
    Se passent, en courant, le flambeau de l’amour.
    Chacun rapidement prend la torche immortelle,
    Et la rend à son tour.