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Nicias était impopulaire, ce qui était mauvais ; Alcibiade était trop populaire, ce qui était dangereux. Combattu dans son propre parti par Hyperboles et ayant contre lui tous les partisans de Nicias, Alcibiade avait à redouter, plus encore que son rival, le verdict du peuple. Il alla trouver Nicias et lui dit que, puisque surpris tous deux par la proposition d’Hyperbolos ils n’avaient pu la faire échouer, le mieux était d’en détourner le danger. Alcibiade persuada à Nicias de s’allier temporairement l’un à l’autre pour faire tomber la sentence d’ostracisme sur celui-là même qui l’avait provoquée, Hyperbolos. Nicias, sans doute, n’eût pas été fâché qu’Alcibiade fût exilé ; mais il craignait aussi pour lui-même. Sa nature lente et timorée le portait toujours à différer la lutte, il s’imaginait ainsi l’éviter. Il agréa l’idée d’Alcibiade et donna le mot d’ordre à ses amis. La coalition conçue par Alcibiade eut un plein succès. On se concerta dans les hétairies (sociétés secrètes) ; les deux partis firent cause commune, et, au jour du vote, le dépouillement des bulletins donna contre Hyperbolos la majorité requise. Hyperbolos fut bel et bien banni d’Athènes.

En votant ainsi, les partisans décidés d’Alcibiade et de Nicias avaient agi dans l’intérêt de leurs chefs et dans un dessein politique. Mais pour la grande majorité des Athéniens qui se prêta à la coalition, il semble qu’elle vit surtout le côté plaisant de l’aventure. Les Athéniens avaient de l’esprit, et il y avait là de quoi les divertir. Quand on connut le résultat du vote, ce fut un éclat de rire dans toute la ville ; on applaudit comme au dénoûment d’une comédie d’Aristophane. C’est qu’on n’avait plus de respect pour l’ostracisme. On dit que les Athéniens regrettèrent plus tard d’avoir par cette sentence déshonoré la loi au point de ne plus pouvoir jamais l’employer. En effet, l’exil d’Hyperbolos clôt l’histoire de l’ostracisme. Cette loi ne fut pas abrogée, mais elle tomba complètement en désuétude. Si, au siècle suivant, un orateur eût été assez mal inspiré pour demander l’application de l’ostracisme, il se fût fait moquer de tout le monde.


III

L’abandon de l’ostracisme n’amena pas la perte de la liberté. Les Athéniens eurent donc à se féliciter d’avoir renoncé à cette loi qu’ils avaient crue jadis nécessaire, mais dont ils ne pouvaient pas ne point reconnaître la révoltante injustice. Les auteurs anciens qui parlent de l’ostracisme sont unanimes à le réprouver. Aristote, dont on a invoqué l’autorité pour excuser cette mesure d’exception, déclare que « les cités qui l’ont employée ne l’ont jamais fait dans l’intérêt général, mais par suite de viles cabales ; » et s’il admet que