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de l’heure présente ; et même c’était cette rencontre qui faisait le plaisir des auditeurs plutôt qu’elle ne l’augmentait. Comme, d’autre part, ce drame, ainsi assaisonné de politique, avait bon goût par lui-même ; comme le héros de cette fable excitait l’intérêt par l’honnêteté de son naturel et par la faiblesse de son caractère ; comme sa femme était là pour toucher le public et sa maîtresse pour le séduire, la pièce réussit plus qu’il n’est nécessaire, pour être jouée cent fois, à une comédie annoncée par cinquante-deux éditions d’un roman et désignée par un si bon titre à la curiosité des Parisiens.

Cependant, à mon avis, si l’ouvrage est venu à son heure pour obtenir des applaudissemens, il est mal venu, au contraire, pour que chacun, dans son for intérieur, lui accorde son suffrage ; la dureté des temps convient mal au parti que l’auteur, homme d’esprit modéré, a tiré de son sujet.

Je dis bien son sujet, car il lui appartient en propres et il convient d’insister là-dessus ; n’est-ce pas l’un des plus neufs qu’on ait trouvés depuis douze ans, et l’un des plus dignes d’être traités soit dans un livre, soit sur la scène ? C’est le sujet d’un roman ou d’une comédie de mœurs, chose rare à coup sûr ; de mœurs nouvelles et, — ce point vaut qu’on le note, — qui méritent d’être étudiées ; et je ne vois pas qu’un autre que M. Claretie se soit avisé de les étudier. Qu’on ne me cite pas ici, pour m’embarrasser, Son Excellence Eugène Rougon, ni même Numa Roumestan, Son Excellence Rougon n’est que le portrait, empâté grossièrement, par M. Zola, d’un homme robuste et surtout lourd, d’une sorte d’Hercule, qui aime le pouvoir comme un exercice de sa force, comme un emploi de sa continence. Le personnage est ministre comme il ferait des haltères ; il veut l’être ou le redevenir, non pour la gloire de ses idées ni pour le bien de son pays, ni même pour ces avantages ou ces plaisirs qui viennent d’eux-mêmes aux puissans : il veut garder ou reprendre le fardeau des affaires, parce que tout autre charge est trop légère pour lui et que l’effort nécessaire à soulever celle-là peut seul réjouir le tissu grossier de ses nerfs et le flot épais de son sang. On juge si le héros relève d’une morale intéressante et d’une psychologie délicate. D’un tel homme il était naturel qu’on fit le serviteur d’un gouvernement de force. Son Excellence Eugène Rougon fut donc ministre du second empire. On voit dans quel milieu le romancier dut le faire vivre, on devine de quelle touche il peignit le fond de son tableau : son biographe ou plutôt son panégyriste, M. Paul Alexis, nous a fait là-dessus quelques révélations naïves : « Pour Son Excellence Eugène Rougon, dit ce précieux ami, Zola eut à exercer de nouveau toute sa divination. Le monde officiel du second empire lui était plus inconnu que le monde financier de la Curée. Dépeindre la cour impériale à Compiègne, quand on n’y a jamais mis les pieds, montrer un conseil des ministres, mettre