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Le théâtre des brutes est monotone : s’il ne l’était pas ou si la monotonie en pareille matière n’était pas le pire des défauts, il faudrait attendre le théâtre des plantes et puis celui des minéraux. L’amour de deux créatures humaines nous intéresse, parce qu’il diffère de l’amour de deux autres, et qu’il diffère de lui-même selon les heures : si l’accouplement de deux animaux sur la scène pouvait nous émouvoir, pourquoi pas la fécondation d’une fleur par une autre, ou l’alliage de deux métaux, ou la combinaison de deux gaz ? Je soumets à M. Richepin cette réflexion finale. Sa pièce, de conception romantique, est peut-être d’un naturaliste, mais non au sens de George Eliot, ni même de M. Zola ; il ne s’attendait guère d’être applaudi, comme il doit l’être, par l’inventeur du théâtre scientifique : M. Louis Figuier.

Aussi bien, malgré qu’il en ait, M. Richepin reste poète : que n’écrit-il un drame en vers ? Il peut s’abaisser jusqu’à la plus vile prose, — et je dois déclarer qu’en l’espèce « vile » n’est pas une épithète de nature ; — il peut accouder ce Roméo de poissonnerie au balcon de cette Juliette de carrefour et mettre sur leurs lèvres ce piquant duo : « Je te dis que c’est la voix de ma mère ! — Non, c’est le cri d’une vieille chouette ; .. » il peut, un moment plus tard, quand Gillioury, le Mercutio de cette histoire, appelle Marie-Pierre à son secours, prêter à l’héroïne ces délicates paroles : « Hé ! laisse-le donc crever, ce vieux pochard ; .. » il peut établir entre la mère de l’amoureux et l’amoureuse cet éloquent dialogue : « Allez donc ! vous avez bu ! — Ah ! tais-toi, pou de sable ! .. » il ne peut faire que le public, et même ces diverses parties du public dont de pareilles épices chatouillent doucement le palais ; même les grossiers ou les blasés n’applaudissent davantage la ballade déclamée au dernier acte par Mlle Agar, la ballade du Cœur de la mère. Ces strophes, imitées de l’arabe, — au moins les érudits l’assurent, — ont fait merveille à la un de ce drame tant parisien que breton. C’est un avertissement dont l’auteur devrait profiter.

Tandis que M. Richepin, qu’on prend pour naturaliste, touchait les bas-fonds du romantisme, M. Bergerat, fantaisiste avoué, en parcourait les régions sublimes. L’un est tourné vers la bête, l’autre vers l’ange ; l’un met en scène des instincts, l’autre des esprits : l’entreprise est au moins plus noble, et si j’ajoute que M. Bergerat, lorsqu’il ne s’amuse pas à des cabrioles de style ou tout au moins à des tours précieux que n’admet pas le théâtre, est l’artisan d’une prose éclatante et solide, on regrettera que son drame, le Nom, n’ait pas obtenu dès le premier soir un franc succès à l’Odéon. M. Bergerat met en présence un représentant de l’esprit ancien, le duc d’Argeville, et un représentant de l’esprit nouveau, le fermier Blondel. Ni l’un ni l’autre n’a de fils ; l’un et l’autre veut faire durer son nom ; et l’homme de 89 ne tient pas moins à perpétuer l’honneur de sa race que le grand seigneur à