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d’abus des nuances, assez exceptionnel pour mériter le nom de roman et trop fidèle à la nature pour mériter le reproche d’être romanesque. La troisième et la plus longue, le Repentir de Janet, inaugure véritablement le roman tel qu’elle l’a compris et pratiqué toute sa vie, c’est-à-dire ce réseau à la fois flexible et serré de causes et d’effets, d’actions premières et de conséquences forcées dont elle aime à nous faire suivre l’enchaînement délicat et compter toutes les mailles. Mais la plus curieuse des trois est incontestablement la première, l’Histoire d’Amos Barton. On ne peut mieux la comparer qu’à ces feuilles de dessins composées de croquis divers où les grands maîtres se plaisent à noter, sans autre but que d’en conserver le souvenir, telle attitude, tel profil, telle expression passagère de passion, tel coin de paysage. C’est beaucoup moins une nouvelle qu’une étude d’après la réalité écrite dans le silence du cabinet pour l’auteur lui-même plutôt que pour le lecteur, une recherche et en même temps un essai des procédés d’art qu’il se propose d’appliquer. Voyons, semble s’être dit George Eliot, si cette réalité à laquelle je veux demander exclusivement mes inspirations possède par elle-même un intérêt assez puissant pour s’imposer à l’imagination et au cœur, et, pour que l’expérience soit complète, prenons dans cette réalité nos élémens avec le moindre choix possible. Figurez-vous une histoire où il n’y a pas le plus petit bout de roman et des caractères où il n’entre pas le moindre atome qui les tire de l’ordinaire le plus habituel, nous pourrions presque dire le plus plat. Le héros est un pauvre ministre de campagne d’une nullité désespérante, dont les facultés sont absolument inférieures à sa profession, dont la nature vulgaire est incapable de lui attirer le respect que ses fonctions exigent. L’héroïne, sa femme, la douce Milly, est vraiment charmante, mais malgré la sympathie que lui méritent ses vertus, il est permis de croire que ces vertus sont celles de bien des femmes et des filles de clergymen et qu’elle ne peut être présentée comme une exception éclatante à la règle commune. Ces vertus d’ailleurs sont de celles qui s’accordent merveilleusement avec la nullité de son mari. C’est la Lenette de Jean-Paul qui, au lieu de tomber sur l’enthousiaste Firmian, a rencontré un époux assorti à sa nature. Et cependant voyez le miracle : cette réalité plus qu’ordinaire, ce roman qui est celui de tous ceux qui n’en ont pas, ces sentimens que nous ne songerions pas à remarquer tant ils sont d’ordre commun, présentent dans les pages de George Eliot un attrait extraordinaire, et s’élèvent au pathétique, presque à la grandeur. Jamais on n’a mieux fait toucher du doigt qu’une des conditions de fécondité de la nature est cette puissance de transformer les choses qui de qualités en quelque sorte négatives peut créer un modèle de parfaite union