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déguerpir avec leur évêque et s’emparant de la cathédrale pour en faire une mosquée. C’est ainsi que l’antique Luceria Apulorum devint Lucera Saracenorum.

Désormais Frédéric pouvait en toute sécurité faire de Foggia sa résidence la plus habituelle. Entre la forteresse de ses Sarrasins, à une extrémité, et, à l’autre, Andria la Fidèle, dont la population montrait à sa cause un dévoûment qui lui tenait tant au cœur,


Andria fidelis nostris affixa medullis.


la soumission de la plaine de la Capitanate et de la Pouille était assurée. Il n’avait plus à craindre, de la part des citoyens des populeuses villes de cette contrée, toujours prêts aux changemens et fort enclins à embrasser le parti du pape, des défections comme celle qui avait été presque générale en 1229 à l’apparition de la croisade des clavigeri. Mais Frédéric ne vint qu’à peu de reprises, et cela seulement pour des laps de temps fort courts, dans les dernières années de sa vie, habiter à Lucera même, au milieu de la colonie arabe, où il avait pourtant un logis royal et où il menait complètement, quand il y allait, la vie d’un monarque musulman, comme les rois normands de Sicile lui en avaient donné l’exemple. C’est son existence dans ces séjours qui lui avait fait donner par les guelfes le surnom de « sultan de Lucera. » Il y avait des haras de chameaux, des équipages de chasse avec des guépards dressés à l’orientale; enfin, ce qui est plus grave, un harem richement monté et gardé par des eunuques. Ici sa conduite, en opposition avec la loi chrétienne, prêtait largement le flanc aux invectives papales. Pour la juger avec une entière équité, il ne faut cependant pas oublier qu’avant lui les rois normands avaient eu patemment leur harem organisé à Palerme.

Après la mort de Frédéric II et de Conrad, quand Innocent IV tenta de s’emparer directement du royaume de Sicile, il voulut gagner les Sarrasins de Lucera. Oubliant tout ce qu’il avait écrit sur le scandale du séjour de ces infidèles en Italie, il offrit à leur émir, que les chroniqueurs du temps appellent Jean le Maure, de lui conserver la charge éminente de grand camérier du royaume et de lui conférer, en outre, des fiefs et des honneurs nouveaux en grand nombre. Le chef musulman accepta le marché, mais ses hommes ne voulurent pas le suivre dans sa trahison envers ses princes. Manfred accourut chercher un asile au milieu d’eux. Ce furent eux qui le proclamèrent les premiers et qui lui permirent de reconquérir le royaume. Pendant tout son règne, il n’eut pas de soldats plus fidèles, et quand la fortune le trahit définitivement, les Arabes de Lucera tombèrent par milliers à ses côtés sur le champ de bataille