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éminence voisine le panorama superbe des roches et des glaciers de la Marmolata. À mon retour, je fus étonnée du changement qui s’était produit dans les manières de Joanna ; elle causait d’un air de confidence avec le guide entreprenant. Sa réserve s’était complètement dissipée, elle lui faisait question sur question au sujet du pays, des chemins, des voyageurs. Avait-il jamais été jusqu’au sommet de la Marmolata ? Qu’y trouvait-on debeau ? Et le Schlern ?.. Nous allions de ce côté-là ? N’était-ce qu’un rocher ou bien y avait-il de la verdure, des arbres, des fleurs ? L’ascension était-elle bien difficile ?

— Difficile pour des femmes, oui, répondit le guide, mais le comte de Pavis l’a faite l’année dernière et, si vous l’en croyez, c’est un jeu d’enfant. Il a de fameuses jambes, celui-là !

— J’aimerais y aller aussi, dit Joanna pensive.

— À vos ordres, répondit galamment le guide. Voulez-vous que je vous y conduise ?

Joanna me regarda et ne répondit pas.

Nous couchâmes cette nuit-là dans une petite auberge désolée, où l’on manquait de tout et qu’environnait un bruit de cascades. Le second jour, nous atteignîmes une gorge de l’aspect le plus étrange ; des blocs de rochers lisses et arrondis s’y entassaient les uns sur les autres, sans qu’un brin d’herbe pût pousser sur leurs flancs grisâtres.

— Tenez, me dit Joanna, la pauvre Nata, quoiqu’elle ne se plaigne Pas, a un de ces rochers sur le cœur ; et moi aussi, je sens un poids qui m’accable.

Depuis quelque temps, les nuages s’amoncelaient au-dessus de nous ; soudain un coup de tonnerre éclata.

— Bon ! s’écria Tom, un orage !

— Ne craignez rien, dit le guide, nous sommes près d’un abri.

Et, en effet, avant que la pluie commençât à tomber, nous reçûmes l’hospitalité la plus cordiale dans une cabane isolée au bord du chemin. À peine le propriétaire, un vieillard à guêtres de cuir, à longs cheveux blancs, desséché comme une momie, nous eut-il fait entrer en nous priant d’agir comme chez nous, que tous les échos des Alpes retentirent d’un fracas formidable. La foudre grondait dans les nuées couleur de plomb et les cataractes du ciel s’ouvraient, apparemment inépuisables.

— Cela ne durera pas, dit le vieux. Mettez-vous à votre aise. Voici du pain, du vin et du fromage. Je fais moi-même tout ce qui se mange ici et je suis bien aise quand des voyageurs passent, car autrement je vis tout seul. Je suis garçon ; je ne m’en plains, ni ne m’en félicite : quiconque n’est pas marié n’a ni chagrins, ni joies.

Cependant le grand guide, habitué aux tempêtes, fumait philosophiquement