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et arriver encore de bonne heure à l’ancienne capitale des comtes de la Pouille ; nous optâmes donc pour la traverse et bientôt, après avoir fait charger nos bagages sur la voiture, nous nous mîmes en route à travers champs, ou du moins par un sentier de terre, fait uniquement pour le passage des chars à bœufs à roues pleines, et creusé de profondes ornières où l’on doit rester embourbé sans pouvoir en sortir dès qu’il fait deux ou trois jours de pluie. Le chemin devenait surtout horrible quand, de distance en distance, y reparaissaient les restes de l’empierrement d’une vieille route du moyen âge, qui devait être celle qui, du temps des Normands, faisait communiquer Ascoli et Melfi. Encore maintenant, je ne puis comprendre comment la voiture ne s’est pas cent fois rompue en passant sur ces grosses pierres disjointes qui laissent entre elles des trous profonds. Je me rappelais en y passant combien de fois j’avais maudit en Grèce les restes, arrivés au même état, des anciennes chaussées pavées de l’époque vénitienne et des premiers temps de la domination turque, où le voyageur voit à chaque pas le moment où il va couronner son cheval et se rompre le cou en tombant.

Ainsi cahotés de la manière la plus violente, nous gagnons une chaîne de collines aussi nues, aussi dépourvues d’arbres que la plaine voisine, et quand elles sont gravies nous avons à nos pieds le cours de l’Ofanto, l’Aufidus des anciens. Presque à sec au moment où nous le voyons, ce n’est qu’un filet d’eau jaunâtre qui court au fond d’une vallée étroite dont l’autre flanc se relève rapidement en pentes boisées. Son lit est d’une grande largeur, encombré de galets et de quartiers de roches arrachés aux montagnes d’où il descend, dans la saison où les pluies d’hiver et la fonte des neiges en font le sonans Aufidus dont parle Horace. Ici l’Otanto est un torrent impétueux qui renverse tout sur son passage ; combien différent de l’état stagnant auquel il arrive en approchant de la mer, tel que je l’ai vu il y a quelques années devant Canosa et Cannes, traînant paresseusement ses eaux dans la plaine sur un terrain qui n’a presque plus de pente et les épandant en marécages remplis de roseaux. Nous descendons une côte presque à pic et nous voici dans le fond de la vallée, sur la berge du fleuve. Mais ici la construction du remblai destiné à porter le futur chemin de fer a supprimé le chemin qui longeait la rive gauche et il n’y en a aucun parmi les taillis serrés de la rive droite. Le cocher pousse bravement ses chevaux en bas de la berge; nous guéons le courant, puis, au lieu de remonter de l’autre côté, nous tournons à droite et nous voilà cheminant dans le lit même de l’Ofanto, que nous remontons pendant près de deux kilomètres, Dieu sait au prix de quelles secousses pour nous et de quelle peine pour notre pauvre attelage, coupant et