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quelque doux qu’ils soient par nature, sont les plus durs lorsque le malheur entre dans leur maison sous la forme imprévue de la faute d’un des leurs. L’observation est admirable de vérité et de profondeur. Rien n’égale, en effet, l’inflexibilité de cette morale traditionnelle, parce que, ne relevant pas du jugement privé, elle reste toujours générale et fait peser une égale réprobation sur toutes les fautes de même nature ; or cette morale traditionnelle est la seule que connaisse le peuple des campagnes. En elle est le ressort caché, mais principal, de la tragique histoire d’Hetty Sorrel. Vous aurez été peut-être choqué de voir cette charmante fille, d’un visage à faire honneur au keepsake le plus élégant, dont toute la faute est d’avoir succombé à une séduction des plus excusables, se comporter avec une telle brutalité ; mais c’est qu’elle est elle-même sous le joug de ces sentimens traditionnels qui la font condamner par ses parens. Elle sent et elle sait qu’il n’y a pour elle aucun recours contre l’opinion qui flétrit la faute qu’elle a commise, en sorte que son crime, loin d’être la preuve d’une nature dépravée, est au contraire comme une sorte d’horrible hommage à la morale qu’elle a blessée. Son affolement avant le crime, son énergie à cacher sa faute, la spontanéité presque inconsciente de sa résolution, l’imprudence bestiale avec laquelle elle l’exécute, puis, une fois le crime commis, son obstination silencieuse et son soudain endurcissement de cœur, autant de traits pris dans le plus profond des âmes rustiques et qui font de ce roman le procès-verbal le plus exact et le plus philosophique du crime de l’infanticide chez le peuple des campagnes.

Je ne crois pas qu’on se soit plus approché de la vérité que George Eliot dans ce livre remarquable. La vérité est là dans son intégrité, dans sa partie invisible et secrète aussi bien que dans sa partie extérieure et matérielle. C’est que chez George Eliot cette aptitude à saisir la réalité est accompagnée d’une faculté d’observation psychologique d’une promptitude, d’une adresse et d’une pénétration extraordinaires. On dit que les Orientaux ont l’oreille si fine qu’ils parviennent à surprendre en musique des quarts de ton. La psychologie de George Eliot est douée de propriétés de cet ordre et parvient à surprendre ces états d’âmes transitoires et fugitifs, ces déplacemens rapides de passion et de pensée qui se produisent et se succèdent momentanément au sein d’une passion ou d’une pensée plus générales. C’est le miracle de ces perceptions insensibles qui, selon Leibniz, composent la perception sensible ; c’est le miracle de ces heurts extérieurs qui, multipliés par l’action des nerfs sur le cerveau et par celle du cerveau sur les nerfs, finit, selon Herbert Spencer, par engendrer la sensibilité et la conscience mêmes. De là la franchise, le naturel, la variété du dialogue de ses personnages, qualités où elle n’a pas eu d’égal et pour lesquelles