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elle est justement célèbre. Ces quarts d’état d’ame, ces déplacemens de passions, ces poussées involontaires de sentiment se réfléchissent immédiatement dans le langage de ses personnages et le teignent de leurs nuances les plus fines, si bien que d’une phrase à l’autre on surprend les différences d’inflexion de voix de l’acteur qui parle. Cette vérité va si loin que non-seulement elle donne l’accent des paroles, mais l’expression de physionomie, la mimique du visage et jusqu’aux tics nerveux qui les accompagnent, don singulier et qui fait passer dans le roman quelque chose de l’art même du comédien. Rappelez-vous les conversations de Mrs Poyser et de Bartle Massey, celles de Dolly Winthrop dans Silas Marner, celles de Bob Jakin dans le Moulin sur la Floss, et dites s’il est possible de se tromper sur les particularités physiques de ces divers personnages. Cette fidélité à la nature est poussée si loin qu’elle équivaut à une qualité de conscience et mérite le nom de véracité. Elle s’étend à tout, à la scène comme aux personnages. Je lisais tout récemment que George Eliot n’avait pas le sentiment de la nature ; cela est vrai, si l’on veut dire qu’il lui manque un certain coloris et qu’elle ne prend jamais la nature pour thème de rêveries. Ses descriptions de la nature sont en effet des dessins plutôt que des tableaux, mais à défaut des attraits de la couleur et de la poésie, elles ont une qualité infiniment plus précieuse chez un romancier, c’est-à-dire une exactitude topographique irréprochable qui marque les plans du paysage et l’architecture des scènes avec une rigueur toute géométrique. Qui donc ne pourrait refaire la route que parcourent le fermier Poyser et sa femme lorsqu’ils se rendent aux funérailles du vieux Bede, en indiquant avec précision les moindres accidens du paysage, le point où la haie fleurie qui borde le chemin creux doit être abandonnée, la place de la mare où les enfans s’attardent à des observations d’embryogénie sur les têtards des grenouilles ?

La forme d’Adam Bede, comme du reste celle de tous les romans de George Eliot, a donné lieu à une méprise de la critique qu’il importe de relever. Il est certain qu’il y a là, selon nos idées françaises, certains vices très frappans de composition. Les principaux sont une extrême lenteur dans le récit et par suite une disproportion marquée entre ses parties. Le livre s’ouvre par la mort du vieux père d’Adam Bede, et cependant il est arrivé à son premier tiers avant que les funérailles soient faites. Il ne faudrait cependant pas conclure à l’inhabileté de l’auteur et croire qu’elle ignorait ce que nous regardons comme les bonnes lois de la composition littéraire. Le petit chef-d’œuvre de Silas Marner, le roman de Félix Holt, ne laissent rien à désirer sous le rapport de l’unité de la composition et de la marche égale des récits. Cette lenteur d’Adam Bede n’est