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pût les atteindre, et où leur vie s’écoulait en joie, libre de contraintes et de devoirs, et soudain le romanesque va s’effacer, les désobéissances clandestines de Maggie à la haine paternelle cesseront d’avoir rien d’imprévu, et les aventures dans lesquelles elle sera entraînée s’expliqueront naturellement, parce que nous connaîtrons ce besoin d’affection que les plus grandes sévérités ne parvenaient pas à modérer, qui la faisaient s’attacher à son frère Tom en dépit de toutes ses duretés. Le drame naîtra donc aussi naturellement de l’idylle que le fruit sort du bourgeon. Imaginez une idylle de l’enfance d’Électre et d’Oreste servant de prologue à la tragédie de Sophocle, et vous aurez sous une forme moderne et bourgeoise une idée de la tentative de George Eliot dans le Moulin sur la Floss, tentative qui repose sur ce principe : « Le romanesque n’existe qu’à la condition de ne connaître ni le commencement ni la fin des événemens. »

Le court roman ou la longue nouvelle de Silas Marner tranche par la simplicité du plan et l’étroite unité du sujet avec les autres œuvres de George Eliot. Rien de pénible dans la composition, aucune recherche de procédés ingénieux, le but a été atteint sans qu’il en ait coûté à l’auteur aucune de ces fautes volontaires que nous signations tout à l’heure. Silas Marner est une de ces inspirations heureuses et toutes d’un jet comme les grands artistes aiment à en rencontrer pour se délasser de leurs conceptions plus vastes et plus ambitieuses ; la place qu’André et Mauprat occupent dans l’œuvre de George Sand, entre Lélia et Consuelo, ce récit l’occupe dans l’œuvre de George Eliot, entre Adam Bede et Romola. Comme Adam Bede, Silas Marner est une peinture de la vie rustique ; mais que les couleurs en sont différentes ! Tandis que dans le premier de ces romans les personnages se présentent en pleine clarté comme les personnages d’une scène rustique de David Teniers, ou sous un clair-obscur plein de transparence comme les personnages d’une scène d’Isaac Van Ostade, c’est sous la magique lumière de Rembrandt que nous apparaissent les personnages du second. Et, de fait, le rayon qui s’échappe du foyer du morose tisserand et qui attire la petite Eppie vers la porte entr’ouverte n’est-il pas à la lettre ce merveilleux rayon qui donne aux scènes familières du grand maître hollandais tant de mystère et de poésie, et n’y remplit-il pas le même rôle ? Un demi-fantastique, d’un effet bizarre et puissant, analogue aussi à celui que produit Rembrandt, résulte des caractères des personnages et de la nature de l’histoire. On y sent avec certitude la présence d’êtres surnaturels qui restent invisibles. Satan erre dans cette solitude du pauvre tisserand qui a perdu la confiance en la justice de Dieu pour le plonger dans ces rêveries noires où il prend l’aspect d’un visionnaire, et c’est lui encore qui