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de Richardson, de Rousseau, et que Virgile lui-même n’a pas échappé au reproche pour la trop irréprochable vertu de son pieux héros. Lors donc que dans une œuvre vous rencontrerez ces deux puissances faisant ensemble heureux ménage, vous pourrez saluer cette œuvre comme celle d’un ouvrier consommé : c’est le cas de George Eliot. Comment donc est-elle parvenue à éviter l’ennui qui naît si vite de toute part trop grande faite à la morale dans une œuvre littéraire, et ici la part est plus que grande, elle est prépondérante ? C’est d’abord qu’elle a su distinguer la cause de cet ennui, c’est-à-dire la thèse, le prêche, la conférence philosophique ou religieuse, et que, substituant la psychologie à la rhétorique, elle n’a voulu enseigner que par le drame, en laissant ainsi les caractères se condamner ou se justifier eux-mêmes, et les passions apparaître haïssables ou aimables, sans intervenir elle-même autrement que comme intervient en justice un témoin qui doit compte minutieusement de la vérité et n’a pas de verdict à prononcer lui-même. C’est ensuite qu’elle a chargé la morale d’un rôle tout esthétique, celui de répandre sur la vérité qui fait la substance de ses récits la poésie et l’idéal, et la morale s’acquitte de ce rôle avec une aisance et une sûreté qu’on ne trouve pas toujours chez les mieux intentionnés. C’est la morale qui dresse le personnage de Dinah Morris en face d’Hetty Sorrel, qui met entre les mains de Maggie Tulliver le livre de l’Imitation et éveille en elle une noble vie intérieure, qui allume le rayon miraculeux qui sert de fanal à la petite Eppie rampant sur la neige, qui appelle Romola au sacrifice par la voix de Savonarole, qui amène Esther Lyon à renoncer au faux idéal de la sentimentalité, qui oppose les aspirations enthousiastes de Daniel Deronda aux convoitises mondaines de Gwendolen Harleth, qui donne aux vertueux intérieurs des Garth et des Meyrick une grâce et une lumière de peintures hollandaises. Ce rôle esthétique original peut se résumer dans cette formule dont nous n’avons pas besoin de signaler l’importance : l’idéal, c’est la réalité qui est en accord avec la morale ; en dehors de cet accord il n’y a que phénomènes purement matériels ou insubstantielles fantaisies.

La morale de George Eliot a la plus étroite ressemblance avec son esthétique. De même que son esthétique fait dépendre la perfection des ensembles de la minutieuse exactitude des détails, sa morale fait dépendre la beauté ou la laideur des âmes, le bonheur ou le malheur des existences de la surveillance assidue de chacune de nos journées. Ce qui gouverne la vie humaine, ce sont les petits faits et non les grandes actions, toujours rares et qui, lorsqu’elles se présentent, ne sont d’ailleurs que la somme accumulée de milliers de petites actions qui les ont précédées. L’infiniment petit est roi du monde moral comme du monde physique, et c’est